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À l’occasion de la sortie de son premier roman, Toutes les planètes que nous croisons sont mortes, aux éditions de L’Iconoclaste, sous la direction d’Aurélien Masson, nous avons le plaisir de recevoir Vincent Raynaud en entretien. Biographie d’un musicien fictif et de son groupe, Toutes les planètes que nous croisons sont mortes est un grand roman sur l’histoire musicale et la manière dont celle-ci a conjointement influencé et subi les mutations sociologiques et économiques. Écrit avec le souci de faire coïncider le style et le propos, il permet de saisir une époque déjà évaporée.

Pourquoi avoir privilégié l’histoire d’un groupe fictif au biopic d’un groupe réel ?

Si j’avais choisi un groupe réel, j’aurais été tenu par les faits et je n’aurais pas pu l’amener où je voulais. Avec Tristan et La Monstrueuse Parade, j’avais toute latitude pour y mettre un peu de tel artiste, un peu de tel autre, et pour faire dire à leur histoire ce que je souhaitais, car la fiction pure permet d’accéder à une vérité autre que celle de l’essai ou de l’exofiction. La vérité des sensations et des sentiments.

 Le livre suit la vie de Tristan sur 40 ans, ce qui vous intéressait c’était plus l’histoire du musicien ou l’histoire de l’homme ?

 C’est avant tout l’histoire du musicien, car sa trajectoire exprime de grands bouleversements, dans l’industrie de la musique et dans le monde en général. Mais pour que ça fonctionne, il fallait aussi que le personnage ait une vraie histoire, qu’il se cherche, s’égare et, d’une certaine façon, finisse par se trouver.

Lorsque vous parlez de musique classique, vous en parlez avec des termes également noise – musiques dissonantes, violons grinçants, des pianos désaccordés pour décrire Messiaen, Stockhausen – qui pourraient s’appliquer à la musique de Tristan. Quelle relation entretenez-vous entre musiques classiques et modernes ?

 J’aime toutes les musiques expérimentales, la musique contemporaine, le free jazz, le kosmische rock, le rock indé, la techno de Detroit ou Berlin. Mes goûts vont de Messiaen et Stockhausen à Sonic Youth et Radiohead, en passant par Eric Dolphy et Ornette Coleman, Neu! et Can, Jeff Mills et Underground Resistance, Tuxedomoon et Bark Psychosis. Je pense même qu’il y a une vraie continuité entre ces artistes. Tristan vient de la musique classique, puis il traverse le punk, la new wave, la pop, le trip hop, le post rock, avant de trouver sa voie/voix. En revanche, comme lui j’ai beaucoup de mal avec les musiques produites par et pour le marché.

La musique n’est pas juste une bande-son accompagnant le récit, mais un principe d’organisation, une structure, en particulier rythmique

 Si je pose cette question, c’est que tout le style littéraire semble se caler à la fois sur la musique classique avec des grands mouvements incarnés par des chapitres sans paragraphe, et l’urgence du punk avec des phrases sans point. Pouvez-vous nous parler de la manière dont la musique nourrit votre manière d’écrire ?

Les choix d’écriture à l’œuvre dans le roman ont effectivement été dictés par la musique, qui n’est pas juste une bande-son accompagnant le récit, mais un principe d’organisation, une structure, en particulier rythmique. D’une certaine manière, le roman est un album composé de 16 pistes entrecoupées d’interludes. Chacune de ces pistes est un morceau, avec sa tonalité, sa mélodie. C’est pour cette raison qu’il n’y a pas de paragraphes, pas de dialogues avec retour à la ligne, et un point final seulement à la fin du chapitre. Pour donner une unité et concentrer le plus d’énergie possible dans cette unique phrase. Ce choix m’a obligé à éliminer tout ce qui était en trop, adverbes, adjectifs, subordonnées et éventuelles fioritures. C’est une esthétique minimaliste, punk, au fond, voire techno. Je voulais que l’écriture ait l’énergie de ces musiques et c’est ce que j’ai essayé de faire.

Vous dites que l’histoire de la musique est un cliché. Est-ce que ce livre veut réinventer le cliché, le fantasmer ou bien l’entretenir ?

L’histoire du rock est faite de clichés. La formule « sexe, drogue et rock’n’roll » en est le concentré, mais il y en a d’autres, mourir jeune, en particulier. Dès lors qu’on décide d’écrire sur le rock, on a le choix : les affronter ou les contourner. J’ai beaucoup lu sur le sujet et il m’a semblé que vouloir les contourner serait une erreur, que ça ne fonctionnerait pas. Si le groupe au cœur du roman est actif dans les années 80 et qu’il n’y a pas de drogue, pas d’héroïne en particulier, c’est invraisemblable, on n’y croira pas. L’idée, c’était d’affronter ces clichés, mais sans les subir. On est bien face à un groupe de rock, avec ce que cela comporte inévitablement, de la fin des années soixante-dix à aujourd’hui, mais ces éléments-là ne sont pas centraux, je n’ai pas mis l’accent dessus. Charles, le guitariste, est tox, c’est un style de vie à la Keith Richards, il adore ça mais il s’en sort, et c’est finalement la musique qu’il joue qui importe. Tristan, lui, tient davantage de Mick Jagger : il essaie tout, mais sans se laisser happer, et garde toujours le contrôle. Et comme il vient d’un monde différent, plus bourgeois, même en plein cyclone il conserve la tête froide. Sauf sur scène.

Pour Fabien, l’ami d’adolescence de Tristan, tout commence avec le protopunk d’un côté (les Stooges, le MC5) et le krautrock de l’autre (Neu et Can). Ce sont les deux courants à l’origine du post punk. Peut-on se dire que l’histoire musicale contemporaine ne serait pas la même sans ces groupes ?

Ce sont des groupes fondateurs dont la musique n’a rien perdu de sa pertinence. Fabien est celui qui initie Tristan au rock, c’est un passeur, un facilitateur, un second frère après Gilles. C’est comme ça qu’on « entre en rock » (ou qu’on y entrait à cette époque) : c’est une forêt touffue dans laquelle on a du mal à s’orienter, mais où on sait qu’on va trouver des merveilles. Si quelqu’un vous indique le chemin, c’est plus facile. Écoute Raw Power, c’est un chef-d’œuvre. Écoute le premier album de Neu!, tu seras scotché. Tristan naît musicalement avec Bowie et le Velvet Underground. Et en voyant Television sur scène.

Vincent Raynaud

Si La Monstrueuse Parade devait être un vrai groupe français, lequel serait-ce ? Et si c’était un groupe anglophone ?

La Monstrueuse Parade évolue sans cesse : ce serait d’abord Métal Urbain, puis Marquis de Sade et Marc Seberg, puis Taxi Girl et Indochine, enfin Téléphone et Bashung, toutes ces influences se superposant. Leur trajectoire part de l’underground pour arriver au mainstream, des clubs pourris aux stades. C’est la route du succès, jusqu’au jour où leurs chemins se séparent.

S’ils étaient anglophones, ce serait un mélange de Joy Division, de Cure, de New Order, de Radiohead et de Coldplay. Mais je ne suis pas sûr qu’ils pourraient être autre chose que français : faire du rock dans un pays qui privilégie la chanson est constitutif de ce qu’ils sont.

Le roman suit en parallèle les évolutions de la société française. À plusieurs occasions Tristan a l’occasion de prendre parti politiquement parlant, pourtant il reste neutre. Est-ce que vous reprochez à votre personnage de ne pas s’engager politiquement ou est-ce que la musique rock peut-être apolitique selon vous ?

Ce désengagement est propre à Tristan. Je voulais qu’il incarne la figure de l’Artiste de façon extrême, c’est quelqu’un qui vit par et pour la musique, elle le dévore et longtemps il lui sacrifie tout. À la manière d’un Brian Wilson, il veut réussir à jouer la musique qu’il entend dans sa tête, c’est plus important que tout le reste. Par conséquent, à l’inverse d’Antoine, qui fut son meilleur ami et participe pleinement de son époque, avec ses bouleversements politiques et économiques, Tristan les observe avec perplexité. Ça fait aussi partie de sa singularité, de son côté égoïste, antipathique. Je voulais que ce soit un héros difficile à aimer. Quand il accepte de jouer au Concert des Potes, il a des arrière-pensées. Ses partenaires sont plus généreux mais moins purs, ils vivent avec leur temps, ont une vie hors de la musique, et dans la société.

Le livre aborde aussi beaucoup les évolutions économiques dans le business de la musique. Est-ce que vous pensez qu’un groupe pourrait encore avoir aujourd’hui une carrière comme celle de La Monstrueuse Parade ?

Non. Le parcours de La Monstrueuse Parade est le produit des décennies 80, 90 et 2000. Depuis, tout a changé, de la façon dont on fait de la musique (avec des progrès technologiques fulgurants) à celle dont on en écoute (sur Spotify ou Deezer). Il y a un avant et un après, et le groupe appartient à l’avant. Mais il n’y a pas de nostalgie, je voulais montrer ce qui a changé, pas juger. À bien des égards, les artistes et ceux qui les écoutent sont plus libres aujourd’hui : libres de mélanger les styles de musique, libres d’écouter des musiques très différentes. Et on ne reviendra pas en arrière.

Le monde d’aujourd’hui est plus ouvert, c’est un monde où les frontières s’effacent, c’est très bien ainsi

Êtes-vous nostalgique de l’époque que vous décrivez où il y avait des clans musicaux, où l’on se définissait socialement en fonction de ce qu’on écoutait : punk, reggae, rap, techno, alors qu’aujourd’hui la nouvelle génération écoute à la fois “tout et rien” ?

C’est le monde dans lequel j’ai grandi et qui m’a formé. Quand j’étais adolescent, il y avait en particulier les hardos et les amateurs de new wave / post punk (pas seulement). J’appartenais à la seconde catégorie et les premiers étaient nos ennemis jurés, ils nous détestaient et nous les méprisions, on se mettait parfois sur la gueule. Cette identification viscérale n’existe plus aujourd’hui, personne ne se définit plus par ce type d’appartenance, me semble-t-il, et je ne le regrette pas, le monde d’aujourd’hui est plus ouvert, c’est un monde où les frontières s’effacent, c’est très bien ainsi. Ce que je regrette, c’est que la musique a longtemps été une force de transformation de la société. Quand les Beatles et les Stones arrivent, tout change. Quand le Clash et les Pistols déboulent, ils secouent nos sociétés. Ce n’est plus le cas, mais d’autres forces prennent ou prendront le relais.

Peu à peu l’héritage familial de Tristan s’impose à lui par la musique. Est-ce que l’héritage musical est un moyen pour vous de conserver un lien avec son passé ?  

Oui. Adolescent, il rejette cet héritage, il a besoin d’autre chose pour se construire. Il ne sait pas qui il est et se cherche. Son parcours musical est une recherche de soi et une forme de réconciliation, les morceaux d’un puzzle qu’il recompose. C’est aussi un chemin du vacarme punk vers le silence et l’apaisement d’autres musiques. Mark Hollis, l’ancien chanteur de Talk Talk est l’un de mes héros. Son parcours ressemble à ça : d’abord new wave et pop, puis post rock, avant le silence. Je trouve ça très beau, très émouvant.

Le Trip hop constitue un point de rupture pour vous dans l’histoire musicale dans les années 90. Pourquoi le trip hop et pas la Lofi, le grunge ou le hip-hop ?

Ça pourra sembler arbitraire, mais pour moi tout bascule au milieu des années 90, avec l’apparition du trip hop, quand une certaine pulsation, un certain mélange humains / machines se produisent. Avant, le rap, la house et la techno existent, mais ne sont pas des musiques grand public. Le rock et la pop s’essoufflent, se répètent. Puis tout fusionne, instruments et machines, musiques noires et blanches, atmosphères euphoriques et dépressives. Au fond, ç’a toujours été comme ça. Mais le trip hop en est l’affirmation la plus élégante et aboutie. Quand Tristan tombe sur les disques de Portishead, de Massive Attack, de Tricky, il prend une claque. Et de nouveaux horizons s’ouvrent devant lui.

Que signifie le titre « Toutes les planètes que nous croisons sont mortes » ? Pouvez-vous nous en dire plus ?

Ça vient d’une chanson des Gorillaz, Every Planet We Reach Is Dead. J’ai toujours aimé ce titre, je trouvais que c’était un roman en une phrase, comme en a écrit l’auteur mexicain Augusto Monterroso. C’est ce que vivent Tristan et La Monstrueuse Parade : quand ils débutent, l’âge d’or du rock est passé, même le punk est de l’histoire ancienne. Pour le dire comme Tony Soprano, the best is over.

Pour conclure quel est votre coup de cœur musical de ces derniers mois ?

La bande originale du film de Kirill Serebrennikov Leto (L’été). On y trouve Bowie, le Velvet, mais aussi des morceaux russes des années 80 et une incroyable reprise du Psychokiller de Talking Heads.