Les Estivants : pas fous, juste détruits
Sortie : 30 janvier 2019. Durée : 2h08.
Il y a des mots qui vous hantent. Des mots que vous prenez en pleine figure et qui creusent quelque chose en vous. Vous travaillent. Vous renvoient à quelque chose de vous-même qui à la fois vous touche et vous échappe. C’était une simple photo que l’on m’a partagée en message privé sur Instagram. Une fenêtre ouverte sur une autre intimité. Sur un fond graphique en noir et blanc, une feuille de papier sur laquelle on peut lire entre deux points « on n’est pas fous, on est juste détruits ». Ses mots la décrivaient-elles ? Me décrivaient-ils moi ? Ou nous tous ? Peu importe. Ils étaient là. Ils existaient dans cette chambre d’écho qui relie les êtres au langage. Ils dessinaient quelque chose d’indicible se nourrissant de nos blessures les plus intimes.
La formule me revient encore ce mardi soir assis au premier rang du MK2 Bibliothèque devant Les Estivants de Valérie Bruni Tedeschi. Dans ce nouveau film choral à teneur biographique, la demeure estivale qui accueille notre petite galerie de personnages, bourgeois en vacances sur la côte d’Azur et le personnel de maison, semble gagnée par une forme de folie un peu loufoque. À la manière de ce vieil employé au bord de la démence qui lèche littéralement l’oreille de son patron pour le saluer. Mais très vite, on comprend que plus d’une simple folie, il s’agit ici en réalité d’un effondrement. Intérieur. Quelque chose qui se délite petit à petit dans les liens, ces petits rouages qui font qu’un microcosme ou une société fonctionne.
Les Estivants est un film de l’après catastrophe. D’après les attentats de 2015, d’après la faillite industrielle du chef de famille Jean (Pierre Arditi) qui a dû licencier à tour de bras, d’après la mort du frère Marcello (Stefano Cassetti), emporté par le sida, que pleurent encore les employés de maison et la famille. D’après la rupture. Le film s’ouvre sur une scène de café où Luca (Riccardo Scamarcio) trouve enfin le courage de dire à Anna (Valeria Bruni-Tedeschi), qui s’apprête à présenter son nouveau projet de film au CNC avec son producteur (Xavier Beauvois), qu’il ne part pas avec elle en vacances parce qu’il a rencontré quelqu’un d’autre. Il la quitte. Elle refuse. Décrète une simple pause. Mais la partie est déjà perdue.
Comment vit-on avec l’absence, que l’être cher soit mort ou vivant ? Voilà une des questions qui traverse Les Estivants. Difficilement tant les fantômes peuplent le film. Anna ne cesse de laisser des messages sur répondeur à son mari qui ne prend plus la peine de décrocher son téléphone. Il est encore là, omniprésent dans son esprit, malgré la distance qui les sépare. Revient. Repart. Une douloureuse obsession. Et puis il y a le frère décédé qui réapparaît pour se défendre. Il intime à Anna de ne pas se servir de sa mort comme matière pour son film. Lui aussi hante ses pensées. Il y a encore l’enfant que la sœur d’Anna, Elena (Valeria Golina), n’a jamais eu, contrainte d’avorter pour éviter un scandale personnel à Jean, alors en pleine déroute financière et pas encore officiellement divorcé. Une blessure qui ne la quitte plus. Ou encore l’amour que porte Bruno (Bruno Raffaelli) à une amie de la famille tout juste décédée et dont on ira jeter les cendres à la mer. Un regret éternel.
Il faut compter avec tous ces legs du passé présents en héritage. À commencer par ceux de l’enfance. La famille comme espace de construction de ses névroses. Dans une des scènes de repas les plus fortes du film, qui vire peu à peu au malaise, Anna confie publiquement que, petite, elle a été violée. Lors de balades en bateau, un homme l’attouchait un peu plus chaque fois jusqu’à la pénétrer avec son doigt. La mère d’Anna (jouée par la propre mère de Valeria Marisa Borini) conteste la qualification de viol ajoutant qu’elle ne pouvait rien faire, que de toute façon chacun trimballe des blessures d’enfance, avant de se faire reprendre. Puis Elena se souvient que petite sa sœur lui enfonçait un petit objet dans les fesses quand elles jouaient au docteur en guise de thermomètre. Clamant qu’elle aussi a été violée. Pas folles, mais détruites.
Si Valeria Bruni Tedeschi filme ici une petite communauté humaine déchue, il y a encore la volonté très forte de mettre tous les sujets qui fâchent sur la table. Comme l’utilisation de cette matière autobiographique pour construire son œuvre. La cinéaste et actrice a elle aussi perdu un frère, emporté par le sida, et s’est séparée du père de sa fille, qui joue dans le film. Elle aurait même proposé à Louis Garrel de tenir le rôle, mais celui-ci aurait refusé. La parole rebelle du frère contre ça vient exorciser une forme d’angoisse existentielle d’être dans le faux ou de faire du mal.
Toutefois, le propos du film dépasse largement le simple cadre biographique. Et ce petit microcosme a presque des allures de France miniature. Racisme, sexisme, mépris de classe… Là encore, au fil des scènes, tout ce qui grince dans notre société se rejoue lors d’échanges souvent vifs et accrochés. Les rapports de subordination ne sont pas exempts de violence. Chacun est renvoyé à sa fonction, son rang. Autant de faisceaux qui emprisonnent un peu plus les personnages et participent au délitement des liens. D’autant qu’une crise d’autorité couve quand Jacqueline (Yolande Moreau) commence à se rebeller contre Jean dont elle remet en cause la légitimité.
Dès lors qu’est-ce qui peut encore se nouer sur un champ de ruine ? Une société aussi sclérosée menacée par un retour à l’état sauvage ? Des blessures aussi béantes ? Nathalie (Noémie Lvovsky), la coscénariste d’Anna, de passage dans la villa, vient un peu perturber l’ordre social. Malgré son statut d’invitée, elle se lie très vite avec Jean-Pierre (François Negret), le cuisinier de la maison. D’achats de cigarettes en échanges existentiels, une idylle débute mais très vite se prendra de plein fouet le mur de la réalité. Chacun renvoyé à sa place. Seule l’aventure adultère entre Jacqueline et le policier de faction à l’entrée de la propriété, du même bord, se voit donner une chance de perdurer.
S’il est empreint d’une vraie mélancolie, Les Estivants ne se laisse toutefois pas gagner par le désespoir. Il y a là jusque dans la friction une forme d’énergie et de liberté qui donne sa ligne d’horizon au film. On sent très fort la volonté de Valeria Bruni Tedeschi de créer des ponts entre les contraires, les générations, les cultures. D’assumer sa part de contradiction. Faire s’entrechoquer la fiction et le réel, le rire et les larmes, les morts et les vivants, l’amour et la haine. Elle tisse par son cinéma des liens comme pour compenser ce qui se déjoue dans la vie.
La mise en scène laisse de l’espace aux comédiens pour circuler, évoluer. Il y a de la bienveillance dans sa manière de filmer ses interprètes. Une tendresse dans l’attention aux visages. Et un vrai goût du jeu qui s’exprime, par exemple, dans les épisodes rêvés mais aussi dans la belle scène de concert improvisée où se mêlent différentes émotions. Cette énergie de la création a quelque chose de poétique. On y décèle une pulsion de vie qui touche à la résilience.
À ce titre, le film recèle un trésor caché. Un personnage au parcours oblique qui incarne à lui seul tout ce que Les Estivants a de plus beau. À la fois la forme la plus pure d’un amour. La promesse d’un avenir. Un mélange de lucidité et d’insouciance. Il s’agit bien sûr de Celia, la fille d’Anna, jouée par Oumy Bruni Garrel, la propre fille adoptive du couple déchu. Elle promène sur le film une forme de grâce enfantine, à l’aise avec tous. Comme présente et absente. Dans une des premières scènes du film, on la voit jouer à cache-cache. S’amusant avec facétie du sérieux des adultes. Elle est celle qui échappe à tous les déterminismes. Libre. Dans la scène finale, c’est Anna, qui dans le film qu’elle tourne, se plonge littéralement dans la brume. Manière de prolonger le jeu de la fille, de tisser un lien là encore, comme de signifier que dans la vie, on avance irrémédiablement à tâtons. Dans l’incertitude, dans le noir. Mais dans la folie de nos existences, retrouver aussi doucement un fil. Un chemin à reconstruire.