Une photo suspend le temps. Elle arrête le présent, laisse à jamais un baiser sur un négatif, elle érige un monument, elle fige des héros. La photo, c’est l’instant t, la plénitude, la rage, l’amour en noir et blanc. Pas d’avant, pas d’après. Toute idée de chronologie est laissée au hasard de l’imagination. Il suffit d’interpréter, d’inventer, de se raconter des histoires. L’histoire d’un piano suspendu, par exemple.
La musique de Tim Hecker, c’est ce piano accroché entre le ciel et l’âpreté du sol. Elle lévite entre le bruit vrombissant de la Terre et les sons célestes. Ce piano sur la photo ne tombera jamais. Il restera éternellement suspendu, bien que poussé par une horde de nihilistes déménageurs. Tous les vecteurs des forces s’annulent l’espace d’un instant, juste le temps d’immortaliser l’inutile. Et ainsi de créer le doute. Pourquoi jeter ainsi un piano ? Pourquoi de si haut ? Pourquoi et encore pourquoi, jamais une réponse ne pourra illustrer ce qu’il s’est véritablement passé.
Tim Hecker n’essaie même pas d’y répondre, c’est sa musique qui illustre la photo, ou l’inverse. Tout est entre-deux : il y a de graves bourdonnements qui donnent de l’assurance aux accords discrets de ce piano en apesanteur, il y a cet appel de la terre pour retrouver sa puissance d’attraction, il y a cette volonté inaltérable de s’envoler à jamais. Tim Hecker construit sa musique pour arrêter les horloges, il rouille les mécaniques et fausse le mouvement des aiguilles. Parce que le temps ne passe que si l’on s’en rend compte. Alors en l’arrêtant, on évite de vieillir. Comme sur une photo. Les rides n’atteignent pas la pellicule.
Tim Hecker est comme un photographe. Il construit ses photos, il y pose des bases fortes et dépourvues de toute beauté. Il dessine une mer comme un parking et des terrains de tennis. Quelques arbres pour faire illusion que la nature y a encore ses droits. Un grand immeuble aux quelques fenêtres, rien que du commun. Les remous de cette mer bercent et hypnotisent dans un confort trompeur. Le confort de la routine. Au premier plan, l’homme et sa fougue incompréhensible tentent d’éliminer la musique. Du moins la musique classique. Pour une révolution ?
Non, une révélation. La révélation, elle est dans ce piano bloqué entre ciel et terre, entre homme et destruction. Elle est dans la beauté de l’image figée et de la musique mouvante, ambiante mais lumineuse.
Tim Hecker suspend le temps avec « Ravedeath, 1972 » qui sort sur le label Kranky ; le maillon manquant entre la chute et l’impact.
Note : 8,5/10
>> A lire également, la critique de Spiroid sur Tasca Potosina et la critique de Dat’ sur Chroniques Automatiques