Aa
X
Taille de la police
A
A
A
Largeur du texte
-
+
Alignement
Police
Lucinda
Georgia
Couleurs
Mise en page
Portrait
Paysage

Au commencement était La Maison hantée, écrit en 1959 par Shirley Jackson, romancière unanimement reconnue comme étant l’une des prêtresses du roman et de la nouvelle d’épouvante. Robert Wise fit de ce roman une adaptation au cinéma en 1963, sous le titre La Maison du Diable. Le metteur en scène resta fidèle au roman original, en dehors de quelques exceptions notables, et signa un film au noir et blanc stylisé et à la tension permanente. En 2018, Mike Flanagan décida d’adapter à son tour le roman pour le compte de la plateforme Netflix. Autre temps, autres mœurs, cette fois-ci le format retenu est la série, et le roman de 250 pages devint la base d’une série de dix épisodes d’environ une heure chacun. Titre du programme : The Haunting of Hill House, soit le nom exact du roman original. Ce qui est surprenant puisqu’il s’agit là de son adaptation la plus libre.

Une histoire, trois mondes (roman, cinéma, série). En partant d’une trame identique, chaque auteur a cherché à utiliser son médium de façon à en tirer le maximum, à exploiter tous ses codes

Une histoire, trois mondes (roman, cinéma, série). En partant d’une trame identique, chaque auteur a cherché à utiliser son médium de façon à en tirer le maximum, à exploiter tous ses codes. Invoquant tour à tour la figure de la maison hantée ou de l’homme possédé et tourmenté par des forces qui le dépassent, ils ont tous les trois réussi à faire de leur œuvre un sommet du genre.

La Maison hantée de Shirley Jackson

Parlons dans un premier temps du roman, écrit par Shirley Jackson, une auteur incontournable lorsque l’on évoque la littérature d’horreur. On lui doit notamment le glaçant Nous avons toujours vécu au château, conte macabre où résonne la voix d’une jeune adolescente, expliquant la terreur et le dégoût qu’elle et sa sœur inspirent aux habitants d’un village, tandis qu’elles habitent dans un manoir où leurs parents ont été retrouvés morts. On soupçonne un empoisonnement, on soupçonne un parricide.

Dans La Maison hantée, un professeur attiré par le paranormal convie trois jeunes gens à Hill House, une maison que l’on dit hantée, afin de réaliser une expérience et de noter toutes les éventuelles manifestations étranges de la maison. Parmi ces invités, Eleanor Vance, une jeune femme que l’on sent fragile, coincée dans une vie insatisfaisante, engagée dans une relation malsaine avec sa sœur et le mari de celle-ci, faite de rabaissement, d’infantilisation et d’humiliation. Eleanor cherche absolument à s’extirper de cette situation dans laquelle elle se sent noyée, après avoir passé de longues années à devoir s’occuper de sa mère malade.

De son propre aveu, Eleanor attendait Hill House, en tout cas, elle cherchait une issue de secours pour s’affranchir de la première partie de sa vie. Arrivée à Hill House, elle se lie d’amitié avec Theodora, une femme qui n’a aucun point commun avec elle puisqu’elle est aussi exubérante et extravertie qu’Eleanor est renfermée et timide. Comme si Eleanor faisait face à un miroir déformant et se prenait d’affection pour le double qu’elle aperçoit. Elles seront comme des sœurs, au début, puis, au fur et à mesure que le récit progresse, et que l’ombre de Hill House s’étend, elles deviendront rivales.

Le roman, une fois l’aspect fantastique mis de côté, est avant tout l’histoire d’une possession

Car le roman, une fois l’aspect fantastique mis de côté, est avant tout l’histoire d’une possession, celle d’Eleanor. Dès les premières pages, on sent sa volonté d’être autre chose que la petite fille sage sans cesse rabaissée par sa mère, puis sa sœur. Elle aspire à devenir une femme, elle aspire à rencontrer quelqu’un, elle aspire, finalement, à vivre sa vie. Mais elle reste sans cesse à la porte. Symboliquement, c’est en franchissant les portes de Hill House qu’elle devient quelqu’un, au risque de se perdre. Plusieurs messages lui sont adressés, l’exhortant à faire demi-tour, à sortir de cet endroit, trop dangereux pour une personne aussi fragile qu’elle. Peu importe, elle avance, car la seule certitude qu’elle a dans ce monde est qu’elle a beaucoup trop reculé jusqu’à présent. Elle veut être aussi forte et décidée que Theodora. Leur relation est ambiguë à bien des égards (relation fraternelle, fusionnelle, amoureuse), elles partagent tout (jusqu’à la chambre, les vêtements et les pensées).

Mais finalement, la paranoïa qui a envahi Eleanor est plus forte. Tous complotent contre elle, pense-t-elle. Theodora s’est rapprochée de Luke, un autre personnage invité par le professeur pour les besoins de son expérience. Eleanor surprend des conversations dont elle serait l’objet, le cœur, l’unique sujet. Elle pense que le professeur veut se débarrasser d’elle, elle pense que Theodora la hait, elle pense que Luke méprise sa faiblesse, sa folie.

On dit la maison hantée, mais c’est bel et bien Eleanor qui se retrouve hantée par les mauvais esprits de la maison. Au fur et à mesure, elle n’est plus qu’un corps dont l’esprit a été anéanti par des forces qui ne seront jamais décrites. Désormais, Eleanor est prisonnière de la maison. D’ailleurs, elle ne pourra s’en échapper. Eleanor et la maison – l’autre personnage principal du roman – seront unies à jamais.

Dans le roman, la maison est évidemment omniprésente, en tant que cadre où se déroule l’intrigue, et en tant que personnage. Son architecture sera brièvement décrite (principalement, on retiendra qu’aucun de ses angles n’est droit et que l’agencement des pièces n’obéit à aucune cohérence). L’auteur s’attardera bien sûr sur son histoire tourmentée, pour placer la maison dans une filiation gothique, cochant toutes les cases du genre (morts violentes, séquestrations, mystères divers). Mais lorsqu’il s’agira d’entrer dans le détail de la maison, Shirley Jackson décrit davantage des traits physiques et psychologiques, humanisant au maximum la bâtisse.

C’est le docteur qui en parle le mieux, lorsqu’il la qualifie, tour à tour, de « dérangée », « lépreuse », « malade », « détraquée ». « Tous les euphémismes courants qu’on emploie pour parler de la folie », dira-t-il plus explicitement. Plus tard, c’est Eleanor qui lui prêtera des intentions humaines et des attitudes qu’aucun mur ne devrait pouvoir posséder : « Ce n’est pas nous qui attendons, c’est la maison. Je me demande combien de temps elle patientera. »

La Maison du diable de Robert Wise

En adaptant le roman au cinéma, la question est alors de savoir comment Robert Wise s’y prendra-t-il pour rendre la maison vivante. Mieux, comment parviendra-t-il à lui donner figure humaine ? Le cinéma, par plusieurs procédés, peut parvenir à animer une chose inanimée, à lui donner, physiquement, des caractéristiques humaines.

L’histoire et les personnages restent sensiblement les mêmes : Hill House, imposante et nimbée de mystères ; un professeur qui veut en percer tous les mystères ; Luke l’héritier, Theodora souriante, Eleanor en double inversé, au visage sans cesse aux abois, apeurée sous un masque factice de dureté. Un seul élément diffère du roman : la relation entre le docteur et Eleanor. Cordiale dans le livre, la relation se fait plus ambiguë dans le film, à tel point qu’Eleanor, dans sa paranoïa, voit des rivales en quiconque approcherait le professeur. Cela prendra une tournure tragique quand la femme du professeur viendra passer quelques jours dans la maison (là aussi, le traitement du personnage de l’épouse est radicalement différent entre le livre et le film, précisément pour renforcer la paranoïa d’Eleanor et multiplier les sources de son inconfort). Cet élément devient intéressant, car Eleanor veut se débarrasser de la gêneuse, pour avoir le professeur pour elle seule. Dès lors, la maison accédera à sa demande, en faisant disparaître l’épouse. Elle ne réapparaîtra, sortie de l’ombre, uniquement lorsque Eleanor, à son tour, disparaîtra, comme s’il ne pouvait y avoir de la place pour une seule entité autour du professeur. Ce moment est le signe que l’esprit de la maison a tellement hanté Eleanor que, désormais, les désirs de l’une sont exécutés par l’autre, comme s’il s’agissait d’une seule et même entité.

Mais revenons à la question centrale que pose le film : comment représenter l’inanimé et donner vie à ce qui, par définition, n’est pas vivant. Seule dans sa voiture, Eleanor arrive devant les grilles de Hill House. Elle remonte lentement le chemin à travers les bois, là où la route s’achèvera pour elle au bout du film. Enfin, elle se gare devant la grande demeure. Crissement de pneus, la musique s’emballe. Robert Wise veut, d’emblée, marquer les esprits. Par un jeu de plongée et contre plongée, la maison nous est montrée dominante. Eleanor est écrasée par l’imposante bâtisse.

Un plan d’ensemble nous présente Hill House dans toute son immensité. Puis, un montage saccadé fait alterner des plans du visage d’Eleanor avec des plans de la façade de la maison. Le visage d’Eleanor est morcelé, d’abord œil, puis bouche, puis joue, puis front, comme la maison tour à tour fenêtre, pan de mur, gargouille et pignon. Le lien physique s’établit aussitôt par ce montage. « Elle me scrute », dit Eleanor en off, illustrant un gros plan sur ses yeux à elle. La maison scrute Eleanor autant qu’Eleanor scrute la maison. Le soleil scintille et se reflète dans la vitre d’une fenêtre qu’on approche, comme un œil qui prendrait vie. Toujours en voix off, Eleanor a cette remarque : « Tu n’as nulle part où aller », mais ce « tu » ne serait-il pas une injonction de la maison elle-même ? Après le lien physique induit par le montage, voilà que débute un dialogue entre la maison et Eleanor, une communication qui prendra, par la suite, différentes formes.

Dès le début, le rapprochement, l’absorption même d’Eleanor par la maison est à l’œuvre

Ainsi, dès le début, le rapprochement, l’absorption même d’Eleanor par la maison est à l’œuvre. Plus tard dans le film, Eleanor ira même jusqu’à dire « Je me fonds centimètre par centimètre dans cette maison ». On peut relever quantité d’autres éléments donnant vie à la maison. Le montage, de façon évidente, aide à humaniser la bâtisse, quand on relève l’échelle des plans. Surtout, c’est le travail sur le son qui donne au spectateur l’illusion d’une « maison vivante ». Sans cesse, on entend des murmures alors qu’il n’y a aucun personnage humain dans le champ, on entend des respirations agiter les murs. Parfois, des rires s’échappent d’un couloir vide. Une porte vibre comme le battement d’un cœur humain.

On pourrait également évoquer le décor, où dominent les visages humains. Robert Wise s’attarde souvent, en gros plan, sur le visage d’une gargouille sur la façade de la maison, puis sur le visage d’une Méduse sur une poignée de porte. Les statues semblent prendre vie grâce aux angles de vue et au montage. Enfin, certains motifs au mur, sur du papier peint ou sur les aspérités de la pierre, ressemblent à des visages humains. La nuit, tandis que tout le monde dort, Wise laisse sa caméra capturer cette forme étrange qui semble devenir, au fil des secondes qui passent, un visage caché derrière une main, où l’on aperçoit un œil qui observe entre deux doigts écartés. « La maison nous observe » dira un des personnages, une impression flottant tout le long du film où les miroirs sont omniprésents, bombés, inclinés, pour faire vivre le hors champ.

The Haunting of Hill House de Mike Flanagan

Reste la série, The Haunting of Hill House, très librement inspirée du livre. Si la figure de Hill House demeure, tout le reste a changé. Nous évoluons dans deux temporalités différentes : fin des années 80, une paisible famille emménage à Hill House dans le but de retaper la maison dans l’été pour la revendre aussitôt. Le père est entrepreneur et la mère architecte. Autour d’eux, cinq enfants. Bien évidemment, la maison est hantée. Ça et là apparaissent des fantômes, des portes s’ouvrent et se referment sans raison, des événements étranges se succèdent. La petite Nell voit une femme au cou tordu avant de s’endormir, son frère jumeau Luke est le seul à voir Abigail, une petite fille qui vit dans les bois entourant la maison. Mais le père, sceptique et pragmatique, trouve toujours une explication pour rassurer ses enfants et les réconforter.

Une nuit, il réveille tous ses enfants et, sans un mot, les traîne dans la voiture. Tous sont paniqués et doivent s’enfuir au plus vite. Seule la mère de famille n’est pas montée avec eux. Que lui est-il arrivé ? La maison la retient-elle prisonnière ? Est-ce pour fuir cette force maléfique que le reste de la famille a dû partir en catastrophe ?

Bien des années plus tard, les cinq enfants ont grandi et ont, semble-t-il, coupé les ponts avec leur père qui n’a jamais pu expliquer ce qui s’était passé, exactement, cette nuit-là. Chaque enfant reçoit un message désespéré et inquiet de leur petite sœur Nell. Lorsqu’ils essaient de la recontacter, c’est trop tard. Nell est retournée à Hill House et s’est pendue, devenant, à son tour, une dame au cou tordu arpentant pour toujours les longs couloirs de la maison.

La série de Mike Flanagan fait le choix de ne pas traiter Hill House comme un personnage à part entière

La série de Mike Flanagan fait le choix de ne pas traiter Hill House comme un personnage à part entière, contrairement à Shirley Jackson et Robert Wise. Ce n’est pas à elle que l’on prête vie, mais à tous les habitants qui sont passés et trépassés entre ses murs. Ainsi, la série joue énormément sur les apparitions de fantômes (à ce titre, cela est fait de manière très subtile car, hormis quelques fantômes symbolisant des peurs enfantines ou des addictions d’adulte, ces fantômes restent tapis dans l’ombre, dans un coin du cadre, comme des présences lointaines et non comme des sources « faciles » pour terroriser le spectateur).

La maison est ici un simple cadre qui aura durablement marqué les enfants qui y ont habité. Mais un cadre étendu car, même adulte, chacun des cinq enfants restera, à divers degrés, prisonniers de la maison, enfermés dans ce cadre. Ils chercheront alors à se libérer de cette possession, comme Eleanor a été possédée, plus durement, dans les autres supports de l’œuvre. On en revient au cœur du livre : la maison est hantée par des esprits mauvais, la maison hante les esprits fragiles.

Dans la série, il y a plusieurs Eleanor, et la première d’entre elle est Olivia, la mère, qui ne sortira jamais de Hill House. Sa possession est graduelle, elle commence par la multiplication de migraines, puis son esprit s’embrouille tellement que les fantômes d’anciens propriétaires lui apparaissent et communiquent avec elle. La paranoïa qui s’emparait d’Eleanor dans le film de Robert Wise s’empare d’Olivia, là voici désormais persuadée que son mari va s’enfuir avec les enfants, sans elle. Son seul recours est donc de les garder, pour toujours, auprès d’elle.

En un sens, elle va y arriver car, si tous parviennent à quitter physiquement Hill House, ils y reviennent finalement à travers le souvenir, et à travers leur capacité – ou incapacité – à surmonter leur deuil. Et c’est là tout l’intérêt de la série : entremêler la hantise et le deuil. La possession de l’esprit par une force invisible, mais néanmoins omniprésente s’apparente à un phénomène psychologique que l’on pourrait rapprocher du traumatisme face à la mort soudaine d’un proche. La personnalité de chacun des enfants va être ébranlée par cette disparition : Steve, l’aîné, est devenu écrivain qui a cyniquement profité du drame pour gagner de l’argent, Shirley est devenue une thanatopractrice sans affect, Theodora est une femme froide et ses liens avec les autres sont réduits au strict minimum, Luke sombrera dans divers dépendances aux drogues et Nell, instable, retournera à Hill House, attirée par la force de la maison, pour mettre fin à ses jours à l’endroit même où sa mère se suicida.

La dimension psychologique est longtemps explorée dans la série, là où elle est quasi absente du livre, et où elle est à peine évoquée dans le film (tout au plus dirons-nous que La Maison du Diable est un film sur la dépression). Le paranormal, au cœur du livre et du film, est, par ricochet, mis en sourdine dans la série. Le père est longtemps pragmatique et trouve des explications rationnelles à chaque manifestation surnaturelle. Adulte, Steve décrit sa mère comme une bipolaire ayant des troubles mentaux, et définira sa sœur selon les mêmes termes. Theodora, elle, devient psychologue pour enfants. Le paranormal restera donc dans les recoins de la maison, entre deux portes ou caché derrière un rideau. Mais il n’en demeure pas moins présent entre les murs de la maison, comme des métastases rongeant la bâtisse cancéreuse. On en revient aux mots mêmes du docteur Montague, dans le livre de Shirley Jackson : Hill House, la maison malade.

Et, comme tout patient malade, contagieuse.