Un silence brutal de Ron Rash : la flamme ou la vie
Traduction : Isabelle Reinharez
« Dans les caissons immergés aux plus grandes profondeurs, l’homme bloqué par la rupture des câbles devait savoir que la bougie consommait de l’oxygène et aussi que la flamme ne s’éteindrait pas, pourtant il s’evertuait à souffler dessus, jusqu’à son dernier soupir, en continuant à espérer, en dépit de tout, que d’une façon ou d’une autre elle s’éteindrait. » Cet extrait porte en lui toute la beauté du roman de Ron Rash, où l’inéluctable est présent à chaque instant, sublimé par les mots mais assombri par les événements.
S’il est publié au sein de la collection « La Noire », Un silence brutal est un polar bien étrange. Ron Rash s’est fait connaître par des nouvelles et romans non policiers, souvent situés dans la région sauvage des Appalaches, du côté de la Caroline du Nord. Ici le personnage principal est bien un shérif, au seuil de la retraite, mais personne n’est tué. Il n’y a pas même de blessé ou si peu. Pas de crime, un seul délit : la pollution d’une rivière.
Or le fait que le crime soit d’ordre écologique a toute son importance, car l’autre personnage principal, Becky, narratrice au même titre que le shérif Les, est une poétesse qui gagne sa vie en dirigeant un parc naturel. Elle chante la nature dans des monologues, noircit ses carnets de la lumière du jour et voit son vieil ami Gérald accusé d’avoir détruit cette nature qu’eux deux aiment tant.
La prose de Rash est délicate et lancinante, proche de l’élégie, bercée par le son des rivières. Tous les personnages sont suspendus à quelque chose, qui au remords de n’avoir pas su sauver son couple ni remercié celui lui a sauvé la vie (Les), qui au traumatisme de la violence qui s’invite à l’école et dans une relation que l’on pensait de confiance (Becky), qui encore à la revanche sociale (C.J. l’ami d’enfance de Les, Tucker le riche propriétaire prétendument lésé par son modeste voisin Gerald). L’amour entre Les et Becky peine à naître, le spectre de la drogue — sordide crystal meth, au nom d’oxymoron — rampe, et rarement roman policier se sera autant déroulé dans les têtes.
Jusqu’à la résolution de l’intrigue, tout prend dans ce livre un tour si abstrait et furieusement poétique que les incursions dans le réel résonnent comme autant d’explosions. On pense au superbe film de Kelly Reichardt, Night Moves, où l’action violente en faveur de l’environnement — autre oxymoron — rendait les mines sombres et le paysage soudain inquiétant. La pollution des eaux gagnerait-elle les âmes ? Ron Rash fait peut-être ici la splendide invention du polar des temps nouveaux.