Belle Infidèle de Romane Lafore : traduire la modernité
Paru le 21 août 2019 aux éditions Stock dans la collection Arpège
Julien Sauvage, traducteur et, espère-t-il, futur écrivain, est un trentenaire parisien, traumatisé par sa rupture trois ans plus tôt avec Laura, une franco-italienne – le genre d’histoire dont on ne guérit pas. Seul point positif dans sa vie : l’éditrice d’une grande maison d’édition vient de le contacter pour traduire Rebus, premier roman de l’italien Agostino Leonelli, succès critique et commercial, pressenti pour le prestigieux prix Strega. Rebus met en scène un trentenaire italien qui vient de perdre son père. Il découvre chez celui-ci un manuscrit inachevé sur les années de plomb en Italie, et entame dans la foulée une relation passionnelle avec Rachele, une femme mystérieuse qui semblait proche de son père au point de le connaître mieux que lui. Plus Julien avance dans la traduction du texte, plus la frontière entre réalité et fiction s’estompe. Il voit Laura dans Rachele, tandis que le père du personnage rappelle Salavator, son mentor, qui tient la librairie italienne rue du Roi de Sicile à Paris.
Dans ce premier roman, Romane Lafore mélange des thèmes bien connus de la littérature française : histoires d’amour douloureuses, protagonistes esseulés qui cherchent leur place dans la société, roman dans le roman dans le roman, et les affres de l’écriture – de la traduction ici. Si l’autrice s’inscrit dans une tradition littéraire, c’est pour la dynamiter de l’intérieur.
Une « belle infidèle » est une traduction d’œuvre qui préfère trahir le fond pour sublimer la forme. Belle Infidèle interroge l’acte de traduire dans son sens le plus large : traduire d’une langue à l’autre, mais aussi d’une époque à une autre, d’un pays à l’autre. Peut-on, en allant au bout de ce geste, transposer la vie d’un homme et celle d’un autre ? Lors des passages consacrés à Rebus, on ne sait pas si on lit le roman originel de l’auteur italien, sa traduction ou encore le résumé qu’en fait Julien à l’oral. Chaque représentation du réel est une traduction personnelle de ce que nos sens perçoivent. Or ce réel est lui-même contaminé par la fiction, créant un millefeuille narratif et psychologique passionnant.
À partir de ce jeu de représentation, Belle Infidèle déploie un dispositif admirable. Au départ, le fait que Romane Lafore se mette dans la peau d’un homme – Julien Sauvage – a tout de l’effet de style, de la recherche du « Regardez, elle écrit “comme un homme” ». Il s’agit en réalité d’un stratagème permettant de dévoiler le male gaze – ce fameux « regard masculin » dans les œuvres – et d’en tirer, via d’habiles prises de conscience, un texte à la conclusion féministe, où l’on se dit qu’embellir une traduction, en faire une « belle infidèle », c’est aussi améliorer sa portée socio-politique.
Autre aspect particulièrement réussi : Belle Infidèle propose de nombreux rebondissements et mystères, sans jamais jouer avec son lecteur, sans jamais utiliser d’effets de manche. Les règles du jeu sont posées clairement par le titre des romans. Rebus sera un jeu de piste, et Belle Infidèle une réflexion sur la traduction. L’autrice accompagne le lecteur dans sa lecture du livre, sans le manipuler.
Mené par une langue qui trouve souvent le ton juste, qui sait fondre sa modernité – son incorporation des réseaux sociaux – à un style qui assume son lyrisme, ses jeux entre les langues et ses références classiques, Belle Infidèle est une œuvre puissante, aussi palpitante au premier degré que lorsqu’on cherche à analyser tous les sous-textes qu’elle contient. Un grand premier roman.
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