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21H. Port de Sydney. Une salle de restaurant. Un homme est attablé, seul. Hagard mais curieux, le regard en éveil. Méthodiquement mais discrètement, ses yeux balaient cet univers inconnu, fuyant de table en table comme le ferait un serveur affairé. Que cherche-t-il ? Probablement à tuer l’ennui. Qu’espère-t-il ainsi ? Peut-être repousser les frontières de sa propre solitude ? Que découvre-t-il alors ? Au fond, à droite, un jeune couple, déjà si vieux, muré dans le silence d’une conversation à bout de souffle que rompt à peine, de temps à autre, la vibration libératrice d’un I-phone 4 dernier cri négligemment posé sur la table ; à l’opposé, près du mur longeant la cuisine, une vieille dame absorbée dans la lecture d’un inédit de Stefan Zweig, comme l’étrange destinée enchevêtrée d’un roman et de sa lectrice tous deux ressuscités d’un oubli et d’un ennui dans lesquels ils pensaient avoir définitivement sombré ; sur le devant, près de la porte vitrée entrouverte et par laquelle s’infiltrent les effluves iodées de la baie, six personnes semblant marquer la fin d’une semaine de vacances, visages sévères, regards en coin et sourires amers d’illusions amicales secrètement envolées dans le déracinement d’un voyage au long cours… Que découvre-t-il donc, cet homme, seul ici, si ce n’est une succession de solitudes encore plus profondes, déclinées sous toutes leurs formes et conjuguées au singulier comme au pluriel. Mais, soudainement, le visage de notre homme s’éclaire. Car là, là, comme flottant au centre même de la salle, point focal où convergent toutes les attentions, une femme et sa petite fille d’une dizaine d’années. Seules, nulle présence masculine à leurs côtés ; seules, imperméables au monde qui les entoure ; seules, comme se suffisant à elles-mêmes. Tour à tour enfants ou grandes personnes, elles jouent aux cartes ou discutent, sans jamais se départir de cette douce connivence. Visages radieux, moments d’échange et de partage privilégiés, instants de complicité entre une mère et une fille à nul autre pareil. Fasciné, le regard de notre homme s’accroche à ce tableau, peinture d’une harmonie parfaite, contraste saisissant avec l’assemblée des fantômes réunis autour d’elles. Captivé, notre homme ne parvient plus à lever les yeux de ce monde en miniature, de cet univers réduit à deux êtres s’appartenant mutuellement. C’est alors que, lentement, la femme tourne la tête. Instant de grâce sublime. Ses yeux balaient la salle d’un air désinvolte, totalement imperméable au monde qui l’entoure, comme si rien, rien, à l’exception de sa petite fille ne comptait. Et puis, comme par magie, son regard accroche, l’espace d’une seconde érigée en éternité, celui de notre homme…Détonation intérieure foudroyante, électrochoc. « Un éclair…puis la nuit ! – Fugitive beauté / Dont le regard m’a soudainement fait renaître » (« A une passante », Baudelaire). Subjugué, en même temps que pétrifié, s’instille le sentiment qu’un drame se noue, qu’une situation unique puisque inespérée se présente pour notre homme de rompre les amarres d’une solitude oppressante. Que faire alors ? Leur parler ? Oser le tout pour le tout afin de pénétrer cet univers enchanteur ? Se lancer en citant Baudelaire et son ode à la femme inconnue, à cette passante fascinante que l’on aime sans même souhaiter la connaître… Oui, oui les aborder pour ne jamais regretter. Faire fi des conventions et se rappeler que la « pire folie c’est d’être sage dans un monde de fous » (Erasme). Le temps de se remémorer le poème, de plonger avidement dans les tréfonds d’une mémoire balbutiante, de relever la tête et d’adopter un air décidé…Trop tard, elles sont parties…Seuls les derniers vers du poème prennent alors un sens ô combien tragique d’une rencontre avortée, d’une folle espérance aussitôt enterrée, d’un indicible rêve immédiatement refoulé : « Car j’ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais / Ô toi que j’eusse aimée, ô toi qui le savais» …

9H. Arrière-pays anglais. Une route de campagne. Notre homme conduit, accompagné. « Je vous ai déjà raconté, Emma, l’histoire extraordinaire de ce marin amateur, Donald Crowhurst, qui décida un beau jour de participer à un tour du monde à la voile en solitaire, juste pour sauver son entreprise en faillite ? ». « Tournez à gauche ». « Hein, pardon, vous dîtes ?! Ah oui, à gauche vous avez raison. Je suis un peu distrait en ce moment. Mais c’est l’histoire de ce Donald Crowhurst qui me hante. En fait, vous savez, il espérait follement remporter la course et, grâce à la récompense financière, remettre sa société à flot…si vous me passez le mauvais jeu de mot ! ». «…». « Remettre à flot, pour un marin! Vous avez saisi ?! ». «…». « Bref, toujours est-il qu’au bout de quelques jours à peine, les pépins ont commencé à s’accumuler à bord de son trimaran. Il a tout de suite senti qu’il ne pourrait jamais aller au bout de son rêve, que son vieux trois mâts ne tiendrait pas dans les mers déchaînées du sud. Et bien savez-vous ce qu’il a fait alors ? ». « Continuez tout droit ». « Exactement, il a poursuivi, droit devant lui jusque dans les eaux de l’Atlantique sud. Et c’est là précisément qu’il a conçu et mis en oeuvre son plan diabolique. Il est resté dans cet océan mais a fait croire à tout le monde qu’il continuait sa route normalement, communiquant de fausses positions. Aujourd’hui avec toute nos technologies, ce ne serait plus possible bien évidemment, l’on n’est plus jamais seul, l’on ne peut pas errer ainsi éternellement ». « … ». « Mais souvenez-vous qu’à l’époque, en 1968, rien de tout cela n’existait. On n’avait même pas encore mis le pied sur la lune, c’est pour dire. Le problème c’est que son mensonge ne pouvait être éternel et que sa folle odyssée commençait à faire parler en Angleterre. On attendait impatiemment son retour pour le fêter en héros. Son plan se retournait sur lui, il en était devenu totalement prisonnier. Sa supercherie allait être vite découverte. Que pouvait-il faire alors ? Qu’aurait-on pu lui conseiller ? ». « Faites demi-tour ». « Et avouer au monde entier qu’il avait menti, se couvrir de déshonneur, affronter les regards de ses proches ? Impossible. Il a alors continué à errer, à naviguer sans but tout en tenant son journal de bord. Apparemment, c’est à ce moment là qu’il s’est plongé dans les mathématiques. Il n’avait plus qu’une ambition : découvrir la racine carrée de -1 ! Quelle folie ! Toute cette quête insensée portait en elle les germes de sa propre perte. Ca m’a toujours fait penser à une phrase d’Eschyle : « la démesure en fleurissant produit l’épi de la folie, et la récolte est une moisson de larmes ». Parce que des larmes il en a fatalement coulé. (bip) Un beau jour en effet, on a retrouvé son bateau, au large des côtes angolaises. Qu’était-il devenu ? S’était-il suicidé ? (bip) On ne le saura jamais. Son corps est resté à jamais introuvable (bip). « (bip) Veuillez recharger la batterie du GPS ». « Oh pardon Emma, je ne prends même pas soin de vous. Je ne voudrais surtout pas que vous cessiez de me parler, j’aurai bien trop peur de me retrouver seul, seul comme ce Donald Crowhurst, perdu ici au milieu de cette campagne inconnue tout comme lui au cœur de l’Atlantique. Car je crois sincèrement que si j’avais été à sa place, j’aurais pu faire la même chose, continuer ainsi, tout droit et me perdre à jamais. D’ailleurs, peut-être suis-je un peu lui ? Vous ne croyez pas que cela soit possible ? Sa réincarnation, son double ou son jumeau ? Car nous nous ressemblons ! Oui c’est ça, c’est ça, je suis probablement lui…je suis certainement lui… Lui n’est plus mais moi je suis, et je suis lui et je suis sa voie, je suis sa route. Je suis Donald Crowhurst et j’avance aujourd’hui, j’avance sans but car je n’ai plus rien à attendre ni de la vie, ni des hommes, j’avance déjà tel un mort vivant « sans rien voir au dehors, sans entendre aucun bruit / Seul, inconnu, le dos courbé, les mains croisés / Triste… » (« Demain dès l’aube », Hugo).

A travers la réinvention et la réécriture, telles que proposées ci-dessus, de deux situations inspirées du dernier roman de Jonathan Coe et librement recomposées, on touche probablement à ce qui fait le cœur et l’essence même du roman : la solitude et la quête identitaire vu par le prisme souvent fécond du voyage initiatique. L’homme moderne peut-il encore être réellement seul ? La virtualité a-t-elle définitivement pris le pas et annihilé tout risque de solitude prolongée ? Que deviennent face à cela les trop rares moments authentiques, ceux où les barrières s’ouvrent, les masques tombent et les écrans d’ordinateur s’éteignent ? Mais a contrario, l’apprentissage personnel, la découverte intime de soi, l’introspection sont-ils toujours possible dans un univers ultra-connecté ? L’idée n’est évidemment pas nouvelle, mais l’époque oblige à se la poser aujourd’hui avec toujours plus d’acuité. Car reviennent alors en mémoire, comme un souvenir indélébile de Terminal, les mots de Pascal : « tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos, dans une chambre ». C’est évidemment tout le paradoxe d’une époque emprunte de la peur tenace de la solitude, d’une société individualisée multipliant les artifices et les refuges virtuels pour faire croire que « nous » a encore un sens, sans pour autant admettre ni comprendre qu’il existe une saine solitude : Être seul à plusieurs, est-ce encore être seul ?

Jonathan Coe donne donc corps dans son nouveau roman, avec sa verve et son cynisme habituels, à un sujet plus grave qu’il n’y parait. Pas facile dès lors de trouver le ton juste sans tomber dans les lieux communs ou la philosophie de salon. Et il faut bien reconnaître que l’auteur anglais a su brillamment éviter ces écueils. Là où le roman pêche d’avantage, c’est dans le rythme du récit, marque de fabrique pourtant intimement liée à l’auteur de « La maison du sommeil ». Certes, il y a un souffle narratif de retour, une petite brise bienvenue après la pétole de « La pluie avant qu’elle tombe » mais l’on est encore loin, bien loin, de la force tourbillonnante, de l’ouragan qui portait le diptyque des Rotters (« Bienvenue au club » et « Le cercle fermé ») ou encore « Testament à l’anglaise ». L’étrange impression se dessine alors que La vie très privée de Mr Sim est quasiment à l’image de la folle odyssée de Donald Crowhurst : audacieuse mais inachevée, ou plutôt mal achevée. Car, sans le révéler, le dénouement tourne un peu au naufrage. Le rythme du roman semble lui aussi suivre la terrible épopée du marin anglais. Portée par le Gulf Stream, la première moitié du livre est fraiche, inspirée, vivifiante. Malheureusement, le passage du pot au noir, souvent fatal aux skippers, est là aussi mal négocié. Le roman s’essouffle alors, se perd, stagne, comme hanté par le fantôme de Crowhurst… Entendons-nous bien : il n’y a pas de dessalage, pas de chavirement. Coe tient proprement la barre et maintient son roman à flot mais l’élan et l’enthousiasme faiblissent. Tout cela redémarre plus ou moins sur la fin, soutenu par quelques alizés bienvenus, mais l’impression finale laisse une légère amertume. Peut-être aurait-il fallu pour que ce neuvième roman touche à la perfection que Donald Crowhurst atteigne les quarantièmes rugissants, voire les cinquantièmes hurlants, ces latitudes extrêmes tant redoutées des marins même les plus aguerris, ces parallèles de tous les dangers qui seuls renferment la force créatrice propre à forger les plus belles aventures, les plus beaux romans ? Peut-être aussi en attends-je toujours trop de Jonathan Coe ? Car de succès en triomphe, difficile de rééditer systématiquement les mêmes performances. Le jugement se fait donc sévère là où un regard plus indulgent ou un avis plus neuf saurait trouver des circonstances atténuantes et juger en toute objectivité que La vie très privée de Mr Sim demeure sans conteste un roman à découvrir…

Grâce à « Testament à l’anglaise », c’est un peu comme si Jonathan Coe avait d’ores et déjà atteint les sommets, ou, pour filer la métaphore, avait bouclé en vainqueur son premier Vendée Globe, cette course à la voile mythique, cet Everest des mers, où la victoire comme le récit met du temps à se dessiner et repose sur une construction aussi rigoureuse que passionnante avant le sprint final digne des plus grands maîtres du suspense. Avec le diptyque des Rotters, l’auteur anglais nous embarquait à bord d’un multicoque en lice pour la route du Rhum, cette course à l’image du roman : épicée, intense, enivrante. La vie très privée de Mr Sim serait davantage comparable à une petite transat Jacques Vabre, une régate en solitaire ne parvenant malheureusement pas à rivaliser avec ses aînées mais demeurant tout de même un bel exercice de navigation et une quête intime et personnelle aux profondeurs abyssales.

Note : 7/10

>> A lire également, la critique de Anthony sur Polychroniques et la critique de Murakamien