West Side Story de Steven Spielberg : un ballet de grâce et de menace
La majestueuse ouverture – un plan-séquence au-dessus d’un quartier d’habitation en train d’être rasé – de la version Spileberg de West Side Story porte en elle la promesse et le défi qui cohabiteront au sein du film, d’un bout à l’autre de celui-ci. La promesse (le plan-séquence), c’est celle du grand spectacle, du grand cinéma classique flamboyant et généreux, dont Spielberg perpétue la tradition ici dans le genre de la comédie musicale – tout comme il l’avait fait avec le tout aussi spectaculaire et déchirant Cheval de guerre, pour le mélodrame épique dans la lignée de John Ford ou Victor Fleming. Le défi (le décor fait d’immeubles en ruines), c’est de faire cohabiter cette passion joyeuse et exaltante de l’art avec une autre passion, morbide et destructrice, occupant le réel et qui nourrit la narration de West Side Story : la haine et la violence imposées à une partie de la population par une autre.
Ce ballet de beauté et de mort, prend forme dès la première séquence du film, qui suit la marche du gang – blanc – des Jets à travers le quartier populaire de Manhattan sur lequel leur influence faiblit, face à celle du gang – latino – des Sharks issu des rangs de la population ayant émigré de Porto Rico vers New York. Les Jets chantent, mais surtout ils dansent, d’une danse faite de grâce et de menace, qui déclenche en nous des sentiments ambivalents. La danse est le cœur battant de West Side Story, qui maintient le récit sur cette ligne de crête entre rêve et cauchemar, aussi longtemps que les deux aspirations parviendront à coexister sans que l’une ou l’autre tire irrémédiablement le réel de son côté. C’est malheureusement le cauchemar qui l’emporte, l’adaptation contemporaine de Roméo et Juliette qu’est West Side Story restant fidèle au tragique de l’œuvre de Shakespeare.
Inévitablement en rupture par rapport à ce qui l’a précédé, étant donné qu’il est marqué du sceau de l’irréparable – les morts ne peuvent revenir et les vivants ne peuvent plus danser –, le troisième acte du West Side Story de Spielberg est l’espace où s’exprime le plus ce qui a poussé le cinéaste à proposer une nouvelle version de cette histoire. Il s’agit pour Spielberg de faire le grand écart entre son enfance (qui sera le sujet de son prochain film, sortant en France au début de l’année prochaine, Les Fabelman) et la société contemporaine, ainsi qu’entre la création originelle de West Side Story, intervenue alors qu’il avait dix ans et qui fut son premier coup de cœur musical, et la réinterprétation qu’il en donne aujourd’hui. Spielberg reste fidèle à son émerveillement d’enfant, en réalisant un monument de grand spectacle enchanteur : par les décors extraordinaires de la plupart des numéros (America filmé en extérieur, Cool, The Rumble…), combinés avec le travail tout aussi inouï du directeur de la photographie habituel du cinéaste, Janusz Kaminski (le coucher de soleil incroyable qui accompagne Tonight) ; par l’idée directrice du film voulant que tout dans la mise en scène est chorégraphié, les mouvements des protagonistes comme ceux de la caméra. Le making-of montre ainsi Spielberg filmer les répétitions des numéros musicaux avec son smartphone, pour en tirer ensuite des storyboards adaptés à ce que les danseurs accomplissent.
Dans le même temps, Spielberg se montre on ne peut plus intègre et intense, sûr de son propos, sur les problématiques sociales actuelles, faisant penser en cela à un autre grand film d’aujourd’hui réalisé par un vétéran, Le Dernier Duel de Ridley Scott. Spielberg redonne à la communauté latino la place centrale qui est la sienne dans cette œuvre, faisant symboliquement de l’hymne portoricain (La Borinqueña) le premier numéro chanté du film, et prenant la décision forte de faire converser ces personnages entre eux dans leur langue natale et sans sous-titrage. Surtout, il fait des agressions subies par les femmes et les immigrés le sujet fondamental de son West Side Story. Les deux révélations du casting, Rachel Zegler (Maria) et Ariana DeBose (Anita, rôle qui lui a valu un Oscar comme sa prédécesseure Rita Moreno), agrègent ces deux luttes et règnent sur le final du récit au cours de deux séquences glaçantes : une menace de viol évitée in extremis et filmée depuis plusieurs points de vue féminins, qui se rassemblent par-delà les différences de générations ou de gang ; et le cortège funèbre qui clôt le film, ajoutant une déliquescence supplémentaire, celle de la société humaine, au décor en ruines dans lequel il prend place.