La saga de la Tour de garde se poursuit avec Mort aux geais ! de Claire Duvivier. Après les événements de Citadins de demain, Amalia et Yonas se retrouvent en fuite et se cachent dans les faubourgs de Dehaven. L’histoire continue de prendre des chemins inattendus, de bousculer les codes de l’heroic fantasy, tout en les respectant à 100%. Comme dans les trois premiers tomes, on est scotché par la précision du récit, qui explicite les enjeux et les pensées de ses personnages, tout en jouant habilement avec les zones d’ombre, le tout sans recourir à des artifices. De la même manière que la moitié de la Tour de garde – la trilogie « Capital du Sud » de Guillaume Chamanadjian – est racontée du point de vue du commis d’épicerie Nox, on parcourt « Capital du Nord » à travers le regard d’Amalia. Tout ce qu’elle sait nous est partagé, comme s’il s’agissait d’une autofiction. C’est-à-dire sans que ce soit la vérité. Tout est passé au filtre des perceptions d’Amelia, de sa propre histoire et de la manière dont elle récolte les informations – informations communiquées par des protagonistes qui peuvent mentir ou se montrer ambigus. Cette question du point de vue est au cœur de Mort aux geais ! Par une subtile mécanique scénaristique, Claire Duvivier étend celui-ci à Yonas. Amelia et Yonas deviennent les deux faces d’une même pièce, faisant écho à la thématique des doubles et des contraires, qui traverse l’œuvre : esprit cartésien et désir de magie, vengeance et assistance aux plus faibles, stabilité économique et révolutions politiques.
Le pragmatisme d’Amalia et ses connaissances formelles, présentés dans le tome précédent comme un atout, deviennent une arme à double tranchant, à même de la protéger des forces occultes tel un talisman, mais qui la prive aussi de la dimension émotionnelle des relations humaines. De son éducation et de la vision du monde qu’elle a engendré découle une série d’oppositions, qui poussent Amalia à faire des choix, ou à embrasser simultanément les choses et leurs contraires, faisant d’elle un parfait agent de la dualité.
Trop noble pour la rue et trop rebelle pour son ancienne caste, Amalia n’est à sa place nulle part, mais reste à l’aise partout, grâce à sa maîtrise de la langue. Le passage d’un registre à l’autre, de la noblesse au parler des quartiers, est à la fois prégnant – on le ressent instinctivement à la lecture – et en même temps si naturel qu’il n’apparaît jamais comme un procédé d’écriture. En sous-texte, Claire Duvivier poursuit sa réflexion sur les mots et la littérature. Amalia est un personnage qui a été nourri de textes scientifiques et historiques, d’essais et d’analyses. Alors que le moteur d’un tel récit devrait être l’immiscion dans le réel du fantastique, des monstres et des antagonistes, le véritable changement pour Amalia est l’incursion dans sa vie de la fiction, des romans, des contes et légendes. Ses émotions et sa perspective de l’avenir s’en retrouvent complètement chamboulées. L’heroic fantasy permet ici, de manière quasi méta, de réfléchir à la place de l’imaginaire dans nos vies, et ce à quoi ressemblerait une personne qui en aurait été privée dans son enfance.
Ce quatrième tome confirme combien La Tour de garde est en train de s’imposer comme une œuvre essentielle, une nouvelle brique dans l’histoire de la fantasy. Hâte de voir comment les deux trilogies vont se réunir, et fusionner tout en gardant leur identité propre. Gloire Aux forges de vulcain de publier un projet aussi ambitieux.