Ce qui vit la nuit de Grace Krilanovich : dans les entrailles de la contre-culture
Publié le 7 mars 2023 aux éditions Le Gospel – traduit par Janique Jouin de Laurens
17 ans et déjà une vie de misère derrière elle. Après une existence passée dans des familles d’accueil, l’héroïne de Ce qui vit la nuit de Grace Krilanovich rejoint un groupe de marginaux et part sur la route dans l’espoir de retrouver Kim, sa sœur adoptive, qui s’est échappée plusieurs mois avant elle. Son nouveau clan, composé de Seth, Josh, Murph et Knowles, est un regroupement de délinquants junkies, qui voguent de squats en supérettes, vit de larcins, se déplace frauduleusement en train, revendiquant le statut de vampires. Les corps sont violentés, prostitués, abandonnés. À travers les pensées de la jeune fille, c’est tout une Amérique de la marge qui se dresse entre pauvreté, violence, espoirs et mysticisme. « On est juste des pervers D.I.Y. Saleté D.I.Y., mort D.I.Y, écrit-elle. On fait tout nous-mêmes ça oui. Seth a rafistolé mes pompes avec de l’adhésif. On se débrouille en se glissant dans des voitures non verrouillées, avec le papier à lettres des motels et en mangeant les restes dans les assiettes des food courts des centres commerciaux. On s’installe autour du feu juchés sur des meubles abandonnés ou des objets trouvés dans la rue. Récupérer, c’est mieux qu’acheter. Taper du fric, c’est mieux que travailler. »
Tout est évanescent, flou, impalpable. L’héroïne se réveille régulièrement dans des lieux inconnus, à côté d’hommes interchangeables. Ses pensées divaguent, rêves et réalité se confondent. Les repères temporels et géographiques s’estompent. Ce qui vit la nuit prend la forme d’une longue poésie, plus proche des Chants de Maldoror de Lautréamont que du roman classique. Il faut imaginer une version moderne de Sur la route de Jack Kerouac, écrite par William S. Burroughs. Tout est codé. Il faut chercher des indices, décoder les signes, retrouver la trace s’un monde où vivre aux bords de la société n’était pas synonyme de mort.
En filigrane du texte, une plongée dans la contre-culture musicale, les personnages écumant les concerts de punk, de hardcore, de formations Riot grrrl ou encore de « groupe marxiste vulgaire de psychedelic-doom ». La musique joue un rôle essentiel sur le fond comme sur la forme. Si le roman traite de la marge, il a à cœur de le faire en privilégiant lui-même les sorties de route littéraires, trouvant un équilibre entre narration et expérimentations. La lecture s’assimile alors à l’écoute d’un disque de drone – un album du Sunn O))) par exemple – : on n’en sort avec l’impression de n’avoir rien mémorisé, qu’il n’en reste que des sensations ; pourtant quand on replonge dedans, on retrouve toute de suite nos repères. De la même manière que l’on réalise à la réécoute combien les chansons de Sunn O))) se sont ancrées en nous, c’est à la relecture que l’on comprend combien les mots de Grace Krilanovich nous ont marqués. Gloire aux éditions Le Gospel d’avoir permis à ce texte d’être brillamment traduit par Janique Jouin de Laurens, avec en prime une préface de Lelo Jimmy Batista.