Où vont les larmes quand elles sèchent de Baptiste Beaulieu : l’arme des désarmés
Sortie le 5 octobre 2023, aux éditions de L'Iconoclaste
Un petit garçon de six ans fait une crise d’épilepsie. Le SAMU fonce à toute allure sur une route de campagne. Sous le choc, la mère de l’enfant s’est trompée dans l’adresse, faisant perdre de précieuses minutes aux secours. Quand ces derniers arrivent, le petit garçon est décédé. Pour Jean, le jeune interne qui assiste impuissant à l’événement, c’est le point de non-retour. Dévasté par cette mort injuste, dénuée du moindre sens, il quitte l’hôpital pour devenir médecin de famille, et ouvrir un cabinet en ville. Confronté quotidiennement au malheur, Jean aspire à soigner les gens le mieux possible, tout en cherchant une réponse acceptable à la disparition du petit garçon. Il doit pour cela interroger ses mécanismes de défense, ceux qui l’empêchent désormais de pleurer, tout en faisant preuve d’une empathie immuable à l’égard de ses patients et patientes.
Inspiré de la vie et de la carrière médicale de Baptiste Beaulieu – quand il n’en est pas un véritable décalque –, le récit de Jean prend la forme d’un monologue adressé aux lecteurs et lectrices. Composé de nombreuses anecdotes tragiques, au sein desquels pointe parfois la lumière, Où vont les larmes quand elles sèchent transforme les consultations en climax psychologiques où se jouent la vie, la mort et le sens de l’existence. Tout sonne vrai – parce que tout est vrai ? – et offre un panorama de la grandeur et de la décadence humaine.
Si le propos du roman colle à la ligne à la personnalité de son auteur, il en est de même pour la forme. Multicasquette, Baptiste Beaulieu construit un roman qui est simultanément une somme d’histoires (à la fois récits de nos histoires personnelles et fictionnalisation du réel), un essai sur la pratique de la médecine (comment accompagner les personnes en fin de vie, comment respecter l’autre au sein de la relation patient-médecin, comment s’appuyer sur la science sans juger les croyances : une succession de projections sur ce qu’on peut besoin les malades, suivie d’une remise en question de ces mêmes projections) et un one-man-show au rythme effréné. Car, malgré la gravité de son sujet, Où vont les larmes quand elles sèchent est aussi une épopée comique, dont les meilleures blagues sont à retardement, et trouvent leur chute des dizaines de pages plus loin. L’humour est merveilleusement utilisé. Inattendu et irrévérencieux, il permet de désamorcer les situations et railler la comédie humaine, tel un écho à « l’humour juif » où rire du malheur constitue le dernier rempart.
Au cœur des luttes sur la question du traitement des femmes et des minorités par le corps médical, ainsi que sur les enjeux de consentement dans les lieux de soin, Baptiste Beaulieu laisse à Jean la possibilité d’exprimer ses convictions et ses doutes, en se justifiant ou non. Pour autant, à la manière de Cher Connard de Virginie Despentes, Où vont les larmes quand elles sèchent est moins un livre de combat qu’un projet de réconciliation sociale, porté par une scène finale magnifique.
De chapitre en chapitre, l’angoisse de l’expérience humaine est observée sous un angle intime, mais avec une approche collective. Le roman interroge le sens de l’existence, en faisant fi de toute théologie, à l’image d’un guide de survie pour les athées. Les réponses et tentatives de réponses que fournit l’auteur émeuvent. La littérature n’a pas de mission. Elle peut nous révéler, nous choquer, nous abattre, nous transcender. Aussi bien au niveau intellectuel ou qu’esthétique. En plus de ces effets, elle peut également, sans renier ses ambitions littéraires, nous aider à devenir de meilleures personnes, plus indulgentes avec nous-mêmes et plus douces avec les autres. C’est le cas ici et c’est précieux.