La Langue des choses cachées de Cécile Coulon : l’absurde et le mystère
Publié le 11 janvier 2024 chez L'Iconoclaste
Une soigneuse, connue pour prendre la suite des médecins quand la science a rendu les armes, est appelée à Fond du puits pour veiller sur un jeune garçon. Mais il est temps pour elle de passer le flambeau. Son fils, formé des années durant et destiné à lui succéder, se met en route à sa place, vers cette ville de campagne engoncée entre deux collines basses. Arrivé à destination, amené par le prêtre au chevet du malade, le fils est saisi par l’histoire de la ville et de ses habitants. À travers la langue des choses cachées, une capacité qui, tel un pouvoir magique, permet d’entendre l’indicible, de lire entre les lignes et de voir l’invisible, il ressent la tristesse et les souffrances. Des événements difficiles ont eu lieu au Fond du puits. Des femmes ont été meurtries dans leur chair. Au cœur de ce passé douloureux, le fils identifie deux figures responsables d’un drame intime : le père de l’enfant malade et sa propre mère, déjà venue par deux fois dans le village pour y exercer sa magie.
Si le nouveau roman de Cécile Coulon, se déroule de nos jours, il prend place dans un endroit hors du monde et hors du temps, un lieu où le présent n’est jamais advenu. Fond du puits n’est pas entrée dans la modernité. Il y règne encore les croyances de l’Ancien monde et l’impression tenace d’être enchevêtrée à une terre qu’on ne peut pas fuir. Terre inconnue et hostile, ce village développe chez le lecteur un sentiment d’étrangeté, tout en lui rappelant qu’il ne s’agit pas d’un lieu fantasque, mais bien d’un petit bourg ancré dans la réalité et dans le territoire national. Grâce à cette fondation, Cécile Coulon peut déployer un récit fantastique dans la forme, mais parfaitement contemporain dans ses questionnements de fond, sans recourir aux métaphores ou à l’illustration. Dans une ambiance lugubre à souhait, La Langue des choses cachées se confronte frontalement aux violences contre les femmes, aux non-dits et à la résilience imposée de force aux victimes.
Tout y est intense, bref et terrible. Prenant le contrepied des grandes fresques qui multiplient les scènes mais limitent le langage, Cécile Coulon opte pour un récit resserré, portée par une langue qui ne cesse de se déplier, laissant supposer en sous-texte que la langue des choses cachées est aussi celle qui permet par la puissance du verbe de se substituer au déploiement narratif. Ce format offre au roman la possibilité de glisser vers le conte, le récit mystique, quasi religieux, qui oscille entre atmosphères funestes – on pense à l’approche horrifique de Mariana Enriquez – et poésie sensible, à la fois farouche et réconfortante, à l’image du personnage de la mère.
Lorsqu’un jeune enfant décède, les hommes d’Église, soucieux de rasséréner parents et famille, sans pouvoir se dresser face à l’injustice, disent qu’il y a deux moyens de percevoir de telles tragédies : conclure à l’absurdité de l’existence ou croire dans les mystères de la vie, hors de portée de la pensée humaine. La Langue des choses cachées met en scène cette dualité entre l’absurdité et le mystère. La mère et le fils cherchent à rétablir l’équilibre. Ils accompagnent le mystère et donnent aux événements un sens que les mortels ne peuvent pas discerner. Et en même temps, ils sont eux-mêmes le jouet de l’absurdité, condamné à prendre des décisions iniques pour compenser ou réparer la folie des hommes.
Voilà ce que nous dit le magnifique La Langue des choses cachées : même celles et ceux qui ordonnent le mystère se font dévorer par l’absurdité du monde. Un texte unique et une somptueuse réussite, à mi-chemin entre la réalité et le domaine des forces occultes.