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Julien Lepers relut rapidement sa fiche afin de s’assurer de ne pas trébucher sur quelques éléments de vocabulaire qui auraient déserté son cerveau, un cerveau usé par des années à servir de faire-valoir à une cohorte de profs d’histoire-géo et autres inspecteurs des impôts galvanisés par la perspective de gagner le Larousse en 2 tomes des Champignons de France. Il fixa la caméra avec le sourire un brin narquois de celui qui sait. La réponse était sous ses yeux et il la supposait sacrément difficile à trouver. Reprenant son souffle, il se lança, exercé à ces apnées de 30 secondes…

TOP ! Je suis un auteur tchèque né en 1890 en Bohème. Je fus au cours de ma carrière à la fois journaliste, auteur de théâtre et de romans. Opposé aux régimes totalitaires, je me moque du national-socialisme dans mon roman de 1936 La Guerre des Salamandres, ce qui me vaudra de figurer au premier rang des personnalités que la GESTAPO voulait arrêter lors de l’annexion de la Bohème. Mais comme je suis mort depuis 1938, les Boches se rabattent sur mon frère Josef, les bâtards. Je suis surtout célèbre pour avoir inventé en 1920 le mot Robot, décliné du tchèque “robota” qui signifie “corvée”, et que j’ai popularisé dans ma pièce de théâtre de 1920 Rossum’s Universal Robots ou R.U.R. Je suis, je suis, je suis…”

Ni Chantal, prof d’anglais à Lisieux, ni Jean-Michel, employé au cadastre à la mairie de Gujan-Mestras, n’esquissèrent la moindre tentative de réponse. Il se tournèrent déconfits vers Julien Lepers, la mine faussement déçue et la bouche en arrêt, et exprimèrent du regard tout le désarroi et la honte qui les submergeaient face à cette énigme irrésolue. L’animateur les délivra en leur révélant la réponse.

“Il s’agissait de Karel Capek, enfin ! L’un des plus grands auteurs tchèques du XXème siècle ! 8-5 pour Chantal… la suite… une question de Botanique !”

A ce stade de cette chronique consacrée dans quelques lignes à R.U.R. , force est de constater que ce sujet accumule les handicaps dans la perspective de conserver l’intérêt du lecteur : un auteur tchèque d’entre-deux guerres, une pièce de théâtre, et pas d’écoute possible sur Spotify ou Deezer…  (pour cette raison, une version putassière de cet article  comportera sur Polychronique(s) une photo de type érotique). Cher lecteur, tu es admirable de curiosité et d’abnégation, et pour tout ça, je t’aime.

Bref.

R.U.R. met en scène une poignée de scientifiques ayant réussi à créer et produire à échelle industrielle des robots, main d’oeuvre servile et corvéable à merci remplaçant les hommes à moindre prix dans les tâches ingrates de production. Dénués de vie spirituelle, ces esclaves modernes transforment la vie des hommes en une vaste récréation sans contraintes. Mais à mesure que les hommes deviennent improductifs (et donc inutiles), les robots finissent par prendre conscience de leur supériorité et se révoltent contre leurs créateurs et maîtres. L’humanité ne se relèvera pas de sa propre déchéance et sera supplantée par des robots peu à peu envahis de sentiments humains (par le truchement d’un effet ghost in the shell du meilleur aloi).

Par la grâce d’une réédition en petit format et petit prix aux éditions de la Différence, il est intéressant, au moins historiquement, de lire R.U.R. et s’étonner – encore – de la clairvoyance de cette poignée d’auteurs du début du XXème siècle qui pressentirent avant tout le monde les enjeux (et dangers) de la mécanisation du monde et les motivations profondes de l’humanité à l’ère industrielle et scientifique. En gros, remplacer Dieu et proposer à l’espèce humaine une vie de jouissances et de loisirs, débarrassée une fois pour toutes des corvées de subsistance peu susceptibles d’élever l’âme. Et gagner un paquet de fric, accessoirement (cette préscience est d’autant plus remarquable que Karel Capek ne connaissait pas l’existence du Juste Prix).

Certes, l’argument peut sembler galvaudé pour qui s’est enquillé des pages de romans de science-fiction gavés de robots, de mutants, et autres créatures créées par l’homme à son image (du Frankenstein de Mary Shelley au cycle des Robots d’Asimov ou aux androïdes de Philip K. Dick), mais R.U.R. illustre avec justesse cette fuite en avant, presque hystérique et totalement irrépressible, de la science élevée au rang de démiurge. Aveuglée par son propre génie, l’espèce humaine, en visant l’immortalité et le bonheur, ne fait que creuser sa tombe. L’issue tragique de la vie (car il semblerait que nous soyons toujours mortels…) et la souffrance qui en découle resteront à jamais la malédiction de l’être humain, quelles que soient ses tentatives d’en atténuer la pénibilité. Le contester, c’est risquer de le payer très cher.

Replacée dans un contexte contemporain, cette oeuvre de Karel Capek, si elle n’échappe parfois pas à l’emphase propre aux tragédies classiques, résonne donc comme un oracle fatal. A titre d’exemple, le seul scientifique lucide sur le désastre qui s’annonce dans R.U.R., Alquist, prononce ces mots : “(…) Nous, l’humanité, le sommet de la vie, rien ne nous intéresse plus – ni les enfants, ni le travail, ni la misère ! Sauf une chose, bien sûr – les plaisirs, les jouissances, il en faut le plus possible et le plus vite possible ! Et vous voudriez des enfants ? Hélène, à quoi bon des enfants pour des hommes qui ne servent à rien?”.

Depuis ses origines, la littérature d’anticipation – R.U.R. en est un exemple probant – semble répéter inlassablement ses mises en garde face aux dangereuses tentations qui s’offrent à la civilisation. Pour quel résultat ?

A date, nous n’avons qu’une certitude : cette littérature alimente régulièrement le tas de fiches de Julien Lepers dans le but d’arracher à Chantal ou Jean-Michel les points de la victoire…

Note : 8/10