Les éléments étaient réunis, l’histoire se remettait en marche : d’un côté il y avait toutes ces escapades solos, toutes ces affirmations, toutes ces preuves que chacun des membres des Strokes avaient des choses à dire, des choses à imposer – tout aussi inégaux qu’ils étaient les albums de Julian Casablancas, Fabrizio Moretti, Albert Hammond Jr et Nikolai Fraiture soulignaient les personnalités, les différences et dans un sens la richesse des américains ; de l’autre il y avait ce gouffre qui se créait entre le leader et le groupe, cette tension qu’on sentait palpable, ce gout de ne pas vouloir y revenir. On pensait naïvement qu’il suffirait de secouer tout ça pour obtenir un album au bord de la rupture, un album construit dans le sang et les larmes mais où les résistances et les combats auraient été la source de ces grandes chansons qui ne peuvent naitre qu’à un instant précis ; ces chansons en équilibre, ces chansons où chacun donne tout ce qu’il a dans un ultime espoir d’exister encore un peu.
On pensait qu’il y aurait des guerres d’égo et que plus tard on en sourirait en lisant Wikipedia : après deux albums qui n’avaient pas été à la hauteur des attentes suscitées par « Is This It », les Strokes sortent en mars 2011 « Angles » un album lumineux qui exploite enfin le meilleur de chacun de ses membres. La critique lui réservera un accueil dithyrambique avec notamment un 9,6 chez Pitchfork Media. Le single [insérez ici le nom d’une chanson imaginaire qui ne se trouve définitivement pas sur ce quatrième album] se placera 36ème au Billboard Hot 100 dépassant de 62 places leur précédent « Juicebox ». Néanmoins « Angles » est un album enregistré dans des conditions difficiles et il mettra en exergue la dégradation permanente des relations entre le guitariste Albert Hammond Jr et le chanteur Julian Casablancas. Né dans la douleur, « Angles » sera ainsi le dernier album des Strokes. Effectivement le groupe se sépare le 11 septembre 2011 (un acte politique selon le batteur Fabrizio Moretti) après un dernier concert mémorable sans Hammond Jr au Hammerstein Ballroom de New York.
Il n’en sera malheureusement rien car les Strokes ne sont pas une histoire de haine mais une histoire d’indifférence. A aucun moment, il ne s’agira de se battre pour imposer sa vision ou de poser ses trippes sur la table en hurlant que telle chanson doit prendre telle direction et qu’il n’en sera pas autrement sous peine de voir les portes claquer et les Converses voler. Les Strokes ne sont pas les Smiths. Il n’y a pas d’implication. Le problème n’est pas que Julian Casablancas n’ait pas participé à l’écriture – il n’aurait pas été le premier à déléguer ou à momentanément se désengager du processus créatif –, le problème est qu’il n’a pas nommé de remplaçant et que le groupe se retrouve seul comme des enfants à qui on aurait dit « amusez-vous mais soyez sages ». La tragédie de « Angles » se trouve dans ce « s » inopportun, dans ce « s » qui souligne à chaque instant un profond manque de vision.
Pire qu’un best of des deux périodes des Strokes, « Angles » est un best of de toutes les expériences et de toutes les influences de ses cinq membres (et ce parfois au sein d’une même chanson, comme cet inaugural « Machu Picchu » qui mélange dans la même gamelle sale : reggae funky, Duran Duran, Vampire Weekend, samples microsoftiens et références à Lady Gaga).
Il ne s’agit pas de faire un procès d’intention aux membres. Chacun réagit aux situations comme il le peut et il y a certainement plus d’humanité chez les Strokes que chez les groupes qui font semblant de rester « amis » ou qui n’ont pas le recul nécessaire pour limiter la casse sociale. Mais ce manque d’envie plombe sans cesse l’écoute : le fait que chacun puisse imposer ce qu’il veut quand il veut n’implique non pas des valeurs d’équités permanentes mais une impression tenace de lassitude et d’absence d’engagement : – Dis moi Nick, pas de soucis si je pouille ta chanson en me la jouant crooner à la Sinatra ? J’ai une quote de folie à placer « I look for you and you look for me » ! – Non fait toi plaisir Julian, en revanche de mon côté je callerai bien un truc en mode Radiohead va au cirque – Heu et ça vous dérange pas si je rajoute un peu de vibraphone et si on réenregistre l’ensemble sur cassette – Bien sûr que ça nous dérange Albert ! Non je rigole, l’important c’est qu’on ne s’engueule pas ! Et puis, de toute façon c’est pas comme si on se sentait vraiment concerné par le résultat final (« Call Me Back »).
On en revient toujours au même problème, The Strokes prétendent sortir un album démocratique mais oublient la moitié de la définition : si le peuple est bien ici souverain, il n’a néanmoins jamais élu de représentant !
Et pourtant, malgré ce détachement, malgré cette démocratie où l’on ne voterait que les jours où le soleil ne nous a pas emmené loin de la ville, le quintet américain arrive régulièrement le temps d’un refrain ou d’un pont à trouver le juste milieu entre référence et renouvellement émotionnel (l’influence de The Cars sur « Two Kinds of Happiness » ; les gimmicks rock enfin parfaitement intégré sur le très réussi « Taken For A Fool » et sa rythmique ambitieuse).
Il faut peut-être devenir volage pour apprécier « Angles », pour sautiller entre Air (« Games ») et Thin Lizzy (« Gratisfaction »), pour trouver pertinents les rapprochements entre les claviers eighties et les riffs héroïques de « Metabolism ».
Entre la démocratie et le consensus mou, entre la liberté et le désintérêt général, il y a toujours un homme qui se dresse et qui indique la route tout en lissant les angles. « Under Cover Of Darkness », où la tension se rematérialise enfin au niveau de la chanson, est comme par hasard le seul titre où Julian Casablancas a donné le la dès la composition. On ne pourra alors s’empêcher d’y voir une métaphore de l’importance de l’Homme dans le fonctionnement des organisations.
Note : 4,5/10
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