« Les grandes personnes », premier texte de Marie NDiaye après son brillant « Trois Femmes Puissantes » (l’un des Goncourt les plus mérités depuis longtemps), est une pièce de théâtre sur le bien comme source de tristesse. Ici les grandes personnes sont des êtres moraux qui débordent d’amour pour leurs enfants. Qu’il s’agisse de Eva et Rudy ou de Isabelle et Georges, les deux couples n’ont apparemment qu’une idée en tête : le bonheur de leurs enfants. Mais cette idée est trompeuse, elle porte un masque, celui de l’intérêt personnel. Ce que les deux couples chérissent avant tout c’est leur idée du bonheur, celle où les parents sont heureux d’avoir des enfants heureux. D’un côté des parents riches dont les deux enfants ont fugués et reviennent plusieurs années après sous forme fantasmagorique pour la fille et réel pour le fils, de l’autre des parents pauvres dont le fils aimant est un pédophile qui hurle son vice sans écho ; au milieu l’assurance que l’enfer est pavé de bonnes intentions.
C’est un livre sur l’amour qui écrase, sur l’amour qui étouffe, sur l’amour qui a des œillères et qui porte des boules quiès. C’est un livre sur la solitude qui existe dans toutes les familles les plus aimantes et ce quelque soit le milieu social, une solitude dont les ravages sont terribles au point de mener à la mort, une solitude qui s’explique par la peur de décevoir, par la peur de ne pas mériter, par le sentiment de devoir confronter seul son corps à la face du monde, juste pour s’assurer qu’on pourrait s’en sortir sans l’amour.
« Les grandes personnes » est aussi une anthologie des apparitions (thème récurent chez Marie NDiaye), un conte où le fantastique s’est encré dans les cultures comme contrepoids à l’aveuglement humain. On pense souvent à la scène du diner du « Oncle Boonmee » de Apichatpong Weerasethakul dans cette manière de voir le mystérieux être traité comme une chose implicite de la vie. C’est sûrement ce qui crée cette ambiance et ce troublant décalage : alors que les parents sont prêts à accepter le surnaturel, ils refusent d’entendre la simple vérité. Chacun possède un secret mais le plus dur n’est pas ici d’avouer mais de se faire comprendre : les vérités sont éructées dans l’air et il n’y a personne pour les attraper. Et l’on se fige (sans être au final étonné) lorsque l’on apprend que le passage sur la dénonciation du pédophile a été inspiré par une mésaventure de son mari et écrivain Jean-Yves Cendrey.
Dans chaque ligne et surtout dans chaque interligne, il y a à la fois un humour glaçant et un constat humain implacable, car et c’est peut-être la plus grande force de la pièce, la farce possède toujours la dose suffisante d’émotion pour ne jamais limiter l’ensemble à une simple critique agile mais didactique.
En peu de mots Marie NDiaye rappelle que le théâtre peut-être le pendant synthétique et direct du roman. « Les grandes personnes » aurait pu être un roman de 400 pages mais le théâtre a su en extraire sa substantifique moelle et condenser le cœur de la cruauté bien pensante où chaque rapport se dit amour mais n’est qu’un dialogue en réalité qu’avec soi-même. Le résultat est à la hauteur du « Huis Clos » de Sartre et confirme, si besoin était, combien Marie NDiaye est partie pour marquer la littérature française contemporaine.
Tout le monde se vante de posséder l’amour mais au final personne n’en connait ne serait-ce que la définition…
Note : 8/10
>> A lire également, la critique de « Trois Femmes Puissantes » par Thomas sur Le Golb