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Ce texte a été écrit pour les un an des amis de Branche Ton Sonotone dans le cadre d’un article collaboratif où chacun des participants devait parler de la chanson qui avait marqué sa jeunesse, celle qui avait été décisive. Sur le billet originel vous pourrez également retrouver les textes de mes délicieux collègues de Where Is My Song, Shot By Both Sides, First Lady Patate et B comme Boxsons. Encore bon anniversaire à eux.

Pendant longtemps les journées se sont succédées sans mise en perspective, un certain équilibre permettant de maintenir la vie à un niveau acceptable. Éviter les coups, encaisser les railleries, poser son plateau sur une table désertée puis enfin retrouver la chaleur du foyer familial, se plonger dans ses films et ses livres et se laisser englober par son propre univers. Il y avait probablement une forme la facilité dans le fait d’accepter si bêtement de correspondre à l’image que chacun se faisait de vous. Non définitivement, il n’y avait pas de mise en perspective, pas d’autre souhait que de laisser le quotidien dessiner les contours de sa personnalité, pas d’envie d’agir sur sa propre vie. Si les œuvres me nourrissaient déjà, il s’agissait d’une alimentation passive qui ne créait jamais de pont entre les idées et l’être.

Combien de temps suis-je resté enfermé dans ce cercle vicieux ? Combien de temps ai-je vécu dans cette léthargie émotionnelle ? Peut-on vraiment passer sa vie à se contenter que le lendemain ne nous effleure pas plus que la veille ? J’étais seul, pas spécialement heureux, probablement mal dans ma peau. Je n’évoluais pas, je n’essayais pas de changer les choses et je trouvais ça normal, je trouvais tout normal. Je devais aimer les clichés, peut être me rassuraient-ils. Que pouvais-je bien m’imaginer ? Probablement que je m’accrochais à l’amour diffusé par le cocon et que j’usais du système d’inversion des valeurs de l’échelle sociale, ce mécanisme qui permet aisément de se persuader que le rejet découle de la bêtise des autres, de leur incapacité à vous comprendre.

Le punk et le hardcore ne me sauvaient pas, ils étaient des compagnons de route qui permettaient d’extérioriser le mal-être sans jamais canaliser et transformer la violence. Les seuls conseils de vie qu’ils avaient à m’offrir provenaient du straight-edge mais j’étais déjà un garçon bien sage ; ils ne servaient qu’à consolider un existant et nullement à m’aider à bifurquer. La bienveillance de Ian McKaye était juste un refuge, tout cela n’allait pas au-delà des bonnes intentions. Je ne le savais pas encore mais l’impact d’Eddie Vedder allait être tout autre.

A ce stade là, je ne peux que confirmer que je me complaisais dans une mythologie naïve, où il était possible de concevoir qu’une chanson puisse jouer un rôle de déclencheur. « Better Man » de Pearl Jam, de par l’espoir qu’elle dégageait et par l’évidence de l’association qui composait son titre, déboucha sur la prise de conscience attendue. Une idée simple qui malgré son évidence n’était pas le leitmotiv de vie de chacun, une idée dégoulinante de bons sentiments qui avait pourtant des répercussions philosophiques bien plus grandes. Devenir un homme meilleur était un projet empli de noblesse que les notes de Mike McCready semblaient activement cautionner. Il ne s’agissait pas de devenir le meilleur, il ne s’agissait pas de se prendre pour ce qu’on n’était pas, il s’agissait d’un petit projet, d’un projet à taille humaine, d’un projet que je me sentais capable de porter à bout de bras. Devenir un homme meilleur, pour soi, pour les autres, pour que chaque journée prenne une signification par rapport à la précédente ; devenir un homme meilleur pour sortir du cycle.

Cette volonté de s’améliorer n’était pas liée à la bonté ou à des valeurs morales et éthiques. C’était une démarche très personnelle par rapport à soi même, une mutation qui se vivait de l’intérieur sans interagir directement avec l’environnement, une simple modification du prisme, quelque chose de très candide qui m’a pourtant permis d’avancer. D’une part, cela a modifié mon rapport aux œuvres en les faisant interagir entre elles afin d’y puiser des orientations nouvelles, d’autre part cela a influencé mon rapport à l’amour. Devenir un homme meilleur, pour qui, pour quoi, pour elle.

« Better Man », il n’y a pas de morceaux qui définit mieux l’enfance pour moi. Il s’agit d’une chanson qui ne pouvait agir qu’à un moment précis de la vie, un moment où l’humain est vierge de toute mesquinerie envers le monde et de toute ironie méprisante envers soi même.

Aujourd’hui, les schémas de vie sont devenus anachroniques et il ne reste rien de plus qu’un regard attendri et la puissance du chant. Il n’est plus question de devenir meilleur mais juste de faire de son mieux. L’ambition n’est définitivement plus la même, du bien on passe au moindre mal. Les éléments internes sont définis et il s’agit de composer avec ceux externes. Il y a une forme de renoncement à ne plus chercher à être meilleur et à juste survivre, mais la vie est ainsi faite ; nous n’avons pas tous les mêmes capacités à encaisser. J’aurais pu conclure en disant que « Better Man » avait été remplacé par « Nothing Man » (l’autre grande ballade de « Vitalogy ») mais l’histoire est bien plus ironique que ça. Car en réalité, et je ne l’ai compris que bien plus tard, « Better Man » conte en fait l’histoire d’une femme qui s’est justement résignée à ne pas trouver l’homme de sa vie et à se contenter de celui qu’elle a (« Can’t find a better man »). Il n’y a pas de regret ici, pas de tristesse, juste le constat qu’il faut parfois mettre un terme aux quêtes qu’on ne pourra jamais mener à bout.

Ainsi le sens de « Better Man » se sera transformé en même temps que moi, passant d’une chanson de l’enfance à une chanson de vie. Au final le cocon est toujours là, il s’est juste étendu, et Pearl Jam en est toujours l’un des plus fondamentaux piliers.