« Ô lac ! rochers muets ! grottes ! forêt obscure ! / Vous que le temps épargne ou qu’il peut rajeunir / Gardez de cette nuit, gardez, belle nature / Au moins le souvenir… » (“Le Lac”, Lamartine). Mais quel souvenir au juste ? Celui, nostalgique, d’une escapade amoureuse, au clair de lune, dans la cadre envoutant d’une nature complice que Lamartine érige en temple de l’amour absolu ; ou bien celui, tragique, d’une sombre nuit où mû par la haine Victor Luca libéra sa famille et son cœur du joug oppressant d’un père ivre du soir au matin en le noyant dans ce lac, tombeau d’infortune omniprésent dans « Terre des affranchis », la première œuvre de Liliana Lazar…
Paradis ou enfer, délire ou réalisme froid, animalité ou humanité, tels sont les entre-deux vertigineux dans lesquels nous plonge Lazar avec ce premier roman. Car il s’agit bien de plonger tant ce lac évoqué ci-dessus baigne toute l’œuvre. Difficile de passer sous silence l’histoire pour bien comprendre le complexe univers de cette jeune auteure roumaine et son roman tant inspiré de son propre environnement. Impossible donc de ne pas évoquer la Fosse aux lions, nom de ce fameux lac, lieu maudit pour les habitants du petit village de Slobodzia puisqu’y rodent, selon la légende, les moroï, ces mort-vivants qui n’ont de cesse de hanter cet endroit que nul n’ose approcher. Seul Victor Luca semble en réalité immunisé par la malédiction qui enveloppe ce lieu. Mieux, depuis qu’il y a noyé son père et débarrassé ainsi sa mère et sa sœur de sa nuisible présence, réalisant la prophétie « dostoëvskienne » du parricide (car « Qui ne désire pas la mort de son père ?», “Les Frères Karamazov”), il a le sentiment que le lac est né pour le protéger. Pourtant, c’est auprès de ce même trou d’eau que le destin de Victor, surnommé « Bœuf Muet » par tout le village, va à nouveau basculer. C’est là en effet que, humilié et mû par d’incontrôlables pulsions sexuelles, il tue la femme qu’il a toujours aimé et qui vient de le repousser. Témoin muet de sa folie meurtrière, le lac sera une nouvelle fois le secret complice de Victor qui y fera disparaitre le corps ; et ce, tandis que caché derrière les buissons l’observe Ismaïl, un vieux sorcier solitaire vivant dans les bois, et surtout personnalisation diabolique du Malin s’emparant de Victor au moment de son geste. Caché par une mère et une sœur dévouées à l’extrême, passé pour mort auprès de tout le village, Victor Luca choisit alors de se terrer et de combattre ces pulsions maléfiques en fuyant le monde des hommes. Faisant sien les mots de Mark Twain : « La défense la plus sure contre la tentation c’est la lâcheté », il s’engage dans la voie de la rédemption, acceptant pour ce faire de recopier des livres religieux, interdits par le régime de Ceaucescu, que lui confie le prêtre du village, seul à connaître la vérité sur son existence. Pendant 20 ans, Victor va ainsi vivre caché de la justice des hommes en espérant apaiser, par ce travail de moine-copiste, la justice de Dieu. Mais combien de temps faut-il pour expier une telle faute? Telle est la question qui le hante et l’obsède…Jusqu’à ce jour où se pensant guéri et pardonné, il ressort de chez lui… Jusqu’à cette heure où il croise un jeune couple enlacé au cœur de la forêt… Jusqu’à cet instant où son démon intérieur le réveille, le submerge et le pousse une nouvelle fois au meurtre…Il n’aura d’autre choix alors que de retourner noyer ses pêchés dans le lac : La Fosse aux lions devient le théâtre macabre d’une bien lugubre catharsis…
Les pulsions humaines, la dégénérescence, la tension permanente entre Bien et Mal, la rémission des pêchés et la quête du grand pardon… tels sont quelques uns des grands thèmes abordés donc par Lazar dans ce roman, dense, trouble, profond et à l’image probablement de cette insondable Fosse aux lions. Est-ce l’effet de ce lac qui fait ressortir des méandres du temps, des remous du passé, des grands fonds de la mémoire, les souvenirs d’œuvres lues il y a déjà quelques années ; ou bien s’agit-il d’une hallucination totale probablement soufflée par les esprits infernaux qui hantent les lignes de “Terre des affranchis” ; toujours est-il, en tout cas, que rarement roman ne m’aura plus rappelé par certains aspects d’anciennes lectures. Impressions éminemment personnelles, sentiments éphémères tout d’abord mais qui peu à peu s’imposent au point que l’on en vient à guetter chaque réminiscence. Alors, intention délibérée de l’auteur de s’inspirer de ces « œuvres-muses » ou simple fait du hasard ? Impossible de conclure mais certains échos sont frappants bien qu’en aucun cas dérangeants, au contraire, puisque les similitudes sont suffisamment distanciées pour ne pas donner l’impression d’un copier-coller, et les références prêtant à ressemblance suffisamment bonnes pour ne pas goûter au plaisir de ces légers rappels. Ainsi, difficile à mes yeux de ne pas reconnaître en Victor Luca le Harry de Hubert Selby Jr dans “Le démon”, cette œuvre magistrale du grand auteur américain, récit d’un homme mû par de sourdes pulsions qui, comme Victor, en vient à tuer des inconnus sans réel mobile. Se pose alors fugacement la question de l’acte gratuit, si chère à Gide notamment dans “Les caves du Vatican”. Peut-on tuer ainsi, sans raison, un inconnu, simplement animé par la curiosité ou par une infernale tentation ? Et si « le meilleur moyen de se délivrer d’une tentation c’est d’y céder » (Wilde), les pulsions meurtrières obéissent-elles à ce bien cruel adage ? Non, bien évidemment puisque pulsion et tentation ne sauraient être ainsi confondues. Et ce d’autant plus que contrairement au Harry de Selby Jr qui tuait par besoin, on a davantage le sentiment ici que Victor Luca agit par instinct. Car ce qui frappe en effet dans l’œuvre de Liliana Lazar, c’est le détachement avec lequel Victor en vient à tuer ses victimes et à maquiller ses crimes. S’il cherche le pardon de Dieu, il paraît étrangement distant, ne semble ni rongé par le remords, ni torturé par sa conscience. On retrouve ainsi en partie, dans cette distanciation entre l’homme et ses crimes, la figure du meurtrier que peut incarner Jean-Baptiste Grenouille dans “Le Parfum” de Suskind. Mais tandis que Grenouille agit de manière certes détachée mais rationnelle, suivant en cela un idéal créatif, mû par la recherche d’un absolu olfactif, « Bœuf muet » semble au contraire en proie à une totale altération de la faculté de juger, parait soumis à des forces antagonistes, donne le sentiment d’abriter en son être l’éternel combat du Bien et du Mal. On le voit distant mais on le sent possédé. Et on pense alors à un troisième personnage, celui du diable personnalisé dans le roman de Lazar par le vieux Ismaïl ; et on revoit alors les figures de Fagotto et de Béhémoth, ce valet et ce chat qui accompagnent partout Satan déguisé sous les traits de Woland dans “Le Maître et Marguerite”, le chef-d’œuvre de Boulgakov. Car si la tentation demeure l’œuvre des hommes, les pulsions sont à n’en pas douter les armes du diable…Que faire alors dans ces cas là pour ne pas sombrer et résister ? Peut-être tout sim
plement tenter de suivre les préceptes de Daniel, ce vieil ermite de la forêt de Slobodzia, coupable lui aussi par le passé d’un acte criminel et en quête de rédemption dans la solitude infernale de sa réclusion : « Tiens ton esprit en enfer et ne désespère pas »… Car le grand pardon ne se dérobe jamais à qui garde la foi…
Julien Gracq a écrit : « Le monde fleurit par ceux qui cèdent à la tentation »… A la lecture de “Terre des affranchis” on serait bien volontiers tenté de rétorquer qu’a contrario « le monde dépérit par ceux qui cèdent à leurs pulsions »…