« Tournée » est un film sur l’importance des choses et sur la manière dont la logique humaine et les conventions qui en découlent nous en éloignent. En suivant de vraies chanteuses, dans de vraies conditions au cours d’une vraie tournée, tout en devenant l’un des protagonistes principaux de cette réalité, Mathieu Amalric crée un film ambivalent où le quotient de véridicité devient une donnée mineure. On se fiche bien se savoir s’il s’agit d’une histoire vraie, on n’essaye jamais de réaliser une distinction entre les parties « documentaires » filmés en condition live lors de shows réels devant un public qui l’est tout autant et le parties « narratives ». Le film s’exerce à détruire la normalité et nous impose de revoir notre conception de la représentation. La représentation est partout. De nombreuses scènes sont filmées à travers des filtres : la fenêtre d’une voiture, la glace d’un hôtel, la vitre entourant une piscine désaffectée ; tandis que le show est successivement filmé des coulisses, de la scène ou de la salle. Quel est le point de vue ? Qui est en représentation ? Qui ne l’est pas ? Miranda Colclasure joue et est au même instant. Le résultat de la confusion représentative est la destruction du positionnement de spectateur et par la même l’immersion totale, une immersion qui permet d’atteindre un rare niveau de justesse.
Après avoir été longtemps cantonné aux rôles d’intellectuels dépressifs et marginaux, Mathieu Amalric a depuis multiplié ses facettes d’acteur passant avec aisance des grosses productions (« Quantum Of Solace ») aux films d’auteurs (« Les Derniers jours du monde »), des rôles à Oscar (« Le Scaphandre et le papillon ») aux seconds rôles contenus mais décisifs (« Mesrine : L’Ennemi public n°1 »), il en retire une duplicité qui éclaire à discrétion le passage du héros d’un monde à l’autre, de producteur TV à producteur d’un spectacle New Burlesque, la transition entre deux métiers qui sont les mêmes mais qui ne renvoient pas (à tort) la même image de soi même. D’un côté, il y a bien le monde formaté et les beautés fausses de la télévision, de l’autre le monde libre et les beautés touchantes de l’art immédiat. Le réalisateur joue judicieusement avec cette notion faisant passer son message en toute subtilité tout en gardant un certain recul par rapport à celui-ci. Lorsque que Joachim parle d’honnêteté intellectuelle, Mathieu Amalric rigole. Non pas parce qu’il n’est pas sincère, mais parce que cette sincérité est partielle et à pondérer par ses actions. Car pour conserver son intégrité intellectuelle d’un point de vue artistique, Joachim a du sacrifier l’honnêteté envers lui-même (les raisons de son retour), l’honnêteté envers ses enfants (« Papa, tu n’a pas besoin de mentir ») et l’honnêteté envers les femmes (recours récurent aux phrases qui veulent dire l’inverse).
Ainsi, de par ces mises en abyme, de par à la fois cette présence et cette non présence de l’auteur dans son histoire, « Tournée » devient un film dont l’histoire se parallélise avec sa création. De la même manière que Joachim ne veut plus aller là où il n’a plus de raison d’aller, Mathieu Amalric ne veut pas emmener son film là où les logiques scénaristiques et morales devraient le pousser. Les enfants interviennent dans l’histoire pour le simple plaisir de prouver qu’ils ne servent à rien, qu’ils sont secondaires. Joachim assume de ne pas choisir ses enfants comme Amalric assume de ne pas terminer son film à Paris. Du coup on ne cesse de jouer avec les codes. On cherche à nous faire penser que le mal-être de Miranda Colclasure pourrait déboucher sur un drame (une disparition, une agression dans la chambre alors qu’elle est sous la douche, un suicide où elle se jetterait du train) mais c’est pour mieux montrer que la vie n’est pas dans la tragédie poussée à outrance et que la mélancolie est un corollaire et non un fait générateur.
Libéré du poids du scénario et des passages obligés, « Tournée » peut ainsi se focaliser sur les choses importantes, sur les scènes anecdotiques mais essentielles (le flirt à la station essence), sur les tics caractéristiques qui définissent les personnes (l’agacement de Joachim face aux bruits superficiels, son côté pique-briquet), sur les moments de poésie surannés mais magiques (Alexander Craven faisant du skate dans la piscine laissée à l’abandon), sur l’instantanéité d’une inattendue plénitude (la reprise dans le hall de « I Will » de Radiohead). Tout ici devient spontané, l’histoire évolue au fil des épiphanies et se modifie en fonction des rencontres. Le film prend le contrôle. Seule la nécessité de s’attarder sur la beauté des actrices reste.
Note : 8/10
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