Ian MacKaye #4 : Margin Walker
I’m a margin walker. Je suis et je resterai un homme en marge du monde.
J’ai dit en marge, pas en dehors du monde. Nuance.
La marge, c’est l’espace vide, juste à gauche, séparé du bavardage par une fine ligne, parfois imperceptible mais si facile à franchir si on n’y prend pas garde. De l’autre côté de la marge, là où j’ai décidé de ne pas m’exprimer, on ne compte plus les bons élèves qui disent ce qu’on a envie de les entendre dire, ni les élèves médiocres qui suivent les consignes. On trouve de tout dans cet espace, et rarement des choses auxquelles j’adhère. C’est ainsi que le monde tourne et je sais maintenant que je n’aurai que peu d’influence sur sa rotation. Alors, depuis plus de 30 ans, je trace mon propre chemin dans cette marge, près du bord certes mais toujours sur la feuille, de façon à observer attentivement les compromissions et autres inepties qui fleurissent dans ce monde déplaisant. Car this margin walker wants a clear view.
Depuis cet espace de liberté où j’ai élu domicile, j’ai crié mon désaccord, ma colère, à travers ma musique et mes paroles. Minor Threat ou Fugazi ne sont que des voix alternatives, des prises de parole virulentes pour s’opposer à la marche du monde né des années 80, ces années qui constituèrent le décor de notre contestation. Une période navrante, vraiment, celle de la consommation de masse, de la guerre des étoiles voulue par Reagan et ses sbires va-t’en-guerre, de la « culture » MTV sans cerveau ni colonne vertébrale, de la domination d’un système de pensée sur tous les autres. Ce fut le temps où l’idée même de respecter des valeurs a fini par se diluer dans la recherche d’une vie de jouissance. A tout prix.
Mais il y a certains prix que je n’ai jamais été prêt à payer, certaines de mes valeurs sur lesquelles je ne transigerai pas. Car plus que tout, je refuse catégoriquement de renoncer à ma liberté, tout ce sur quoi se fondent l’énergie et l’idéal du punk-rock. Personne ne me dira ce que je dois faire ni comment je dois le faire, quand bien même cela me ferait renoncer à un pactole alléchant. La ligne de marge est ici, pour moi Ian MacKaye : elle délimite la frontière entre liberté et renoncement. J’ai vu des amis tomber dans le piège du chant des sirènes, celui de l’argent et de la promesse d’une célébrité et d’une fortune éphémères. En ce qui me concerne, no giving up.
Entendons-nous bien : je ne suis ni un théoricien, ni un gourou. Ni un sage non plus, malgré tous les costumes qu’on a voulu me faire endosser à travers le straight edge. Je suis juste un type avec des convictions intimes, un artiste qui veut s’exprimer sans que personne ne lui attache le mors aux dents. Je veux juste rester mon propre maître, demeurer lucide et ne pas céder à la tentation de tout pacte faustien qui me plongerait dans la haine de soi. Car les mensonges les plus tragiques restent ceux qu’on se fait à soi-même. Alors, si mes chansons, mes actes et mes convictions permettent la prise de conscience de quelques-uns de mes contemporains, j’en serai satisfait. Modestement, je ne cherche qu’à contribuer à entretenir la petite flamme de protestation qui devrait plus souvent animer les citoyens de mon pays.
Aujourd’hui, je ne cherche qu’à être heureux. Canaliser ma colère pour apprendre à vivre en paix auprès des miens. Fugazi reste en sommeil, le groupe n’est pas dissous dans le cours du temps. Mais ne pas mettre de point final à cette part importante de ma vie, c’est garder au chaud l’idée même de Fugazi : une sentinelle, prête à dégainer si les évènements l’imposent.
Je continue de veiller depuis ma marge, marchant juste derrière la ligne.