Il faut parfois se laisser aller et apprécier les états seconds pour ce qu’ils sont sans essayer de comprendre ce qui les a générés. « Oncle Boonmee, celui qui se souvient de ses vies antérieures » est une anthologie des apparitions et un des rares films avec des fantômes à ne pas être un film fantastique. Ici aucun élément surnaturel ne vient s’immiscer dans la réalité des protagonistes : les fantômes appartiennent au monde et ils cohabitent avec les vivants de manière à transfigurer le cartésianisme tel qu’on le connait au profit d’un nouveau niveau de conscience et de compréhension de notre habitat naturel et des êtres qui le composent. Pourtant, et c’est l’une des forces du film, il ne s’agit pas de rationnaliser quoi que ce soit. Jaai, par exemple, peu habitué à la communion avec la nature, s’avère surpris lorsqu’il se retrouve confronté aux apparitions, mais accepte rapidement ce qu’il voit/sent/entend. Parce que les couches se superposent, parce qu’il est tout autant sensé de considérer que la vie est une droite et non un segment…
Cette superposition des notions qui ne se confrontent pas nie l’antagonisme qu’impose parfois leur définition sémantique et se retrouve au-delà de la simple fusion du monde des vivants et du monde des morts. Ici le passé et le futur ne font qu’un – on ne sait si les photos de guerre où le fantôme singe a été capturé font référence à l’époque où Oncle Boonmee était soldat ou si au contraire elles présagent d’un futur assombri où les militaires pourraient rompre l’équilibre naturel –, les humains et les animaux appartiennent à une espèce unique où les ADN sont compatibles, les réincarnations d’avant sont celles de demain et les messages des contes et des légendes sont traités d’égal à égal avec ceux des informations télévisuelles. Il ne s’agit pas de prêcher pour un mode de vie, de surligner la force des uns par rapport aux autres, mais au contraire de tout traiter au même niveau, de mettre en valeur la richesse du monde en donnant une importance égale aux mythes et à la science. Boonmee soigne ainsi sa maladie rénale avec une confiance égale dans les deux remèdes : d’un côté les dialyses issues du monde scientifique, de l’autre les tisanes en provenance des cultures ancestrales. Plus on croit à l’infinité des choses et à la cohabitation des cultures, plus l’existence est riche et offre des portes de sorties diverses. Un message qui aurait pu être interprété de manière politique, mais qui n’a pas d’autre ambition que de transcrire un rapport sensitif au monde.
Car, et c’est le point sur lequel il y a surement eu la plus grande confusion de la part du public mais aussi des médias, « Oncle Boonmee, celui qui se souvient de ses vies antérieures » n’est en rien un film intellectuel et encore moins un film prétentieux. Au contraire il s’agit d’un produit direct, qui n’en fait qu’à sa tête, qui ne pose pas de questions et qui donne encore moins de réponses. Il serait vain de chercher un sens, de décortiquer le film, d’établir des hypothèses et de s’amuser à déterminer qui est une apparition ou qu’est ce qui était une précédente incarnation. Ce serait comme s’imaginer que Apichatpong Weerasethakul puisse prendre du plaisir comme Christopher Nolan à jouer avec le spectateur. Non il ne s’intéresse qu’aux ressentis, aux approches sensorielles, aux bandes-son naturelles où le froissement des feuilles en dit plus long qu’une envolée de violon.
Pourtant, malgré son traitement d’une exquise fraicheur de nos prétendues acquis, ce douzième film de Apichatpong Weerasethakul ne surprend pas comme il le devrait et ne désarçonne que rarement à contrario des effets provoqués par son « Tropical Malady ». De la même manière qu’on a pu bêtement railler un élitisme qui aurait conduit au couronnement du film, il n’était pas non plus nécessaire de se moquer de ceux qui s’y sont farouchement ennuyés, les plans pouvant ici apaiser l’âme comme la plonger dans un état sommeillant. Car pour se laisser happer dans « Oncle Boonmee », il faut croire dans les médecines parallèles, il faut préférer le drone au rock, il faut aimer la sophrologie et les états seconds, et surtout, et c’est bien là le paradoxe du positionnement du film, il ne faut plus réfléchir pour uniquement sentir. Les réflexions souligneront un patchwork bancal et sans prise de risque dans lequel les cultures se mélangent sans mise en perspective (les notions de vie après la mort, d’âmes errantes et de fantômes ne se croisent que rarement avec celles de la réincarnation) tandis que le ressenti sensoriel gommera certains artifices narratifs et vous plongera dans l’épanouissement jusqu’à ce que la musique dégoulinante et déplacée d’un karaoké vous tire de vos rêveries.
Note : 6,5/10
>> A lire également, la critique de Rob Gordon sur Toujours Raison, la critique de Nicolinux, la critique de Nicolas Gilli sur la Filmosphère et la critique de Julien sur Des Chibres et Des Lettres