I’M STILL HERE de Casey Affleck
Sortie le 13 juillet 2011 - durée : 1h48min
Le cas Joaquin Phoenix a longtemps fasciné les médias, les cinéphiles et les amateurs de tabloids. Impossible de croire sincèrement à la retraite cinématographique de ce fabuleux comédien, qui annonçait en 2008 sa décision de tout plaquer pour se consacrer au hip-hop. Impossible, et pourtant le doute a longtemps subsisté. S’il est désormais établi que tout cela n’était qu’un gigantesque canular destiné à tourner le film dont il est question ici, l’écheveau savamment noué par Phoenix et son beauf Casey Affleck a mis du temps à être démêlé. On avait du mal à gober cette histoire, mais l’aplomb total de l’acteur, apparemment bien décidé à saccager sa carrière, a permis à cette gigantesque entreprise d’affabulation de perdurer aussi longtemps que possible. Il a fallu en fait que I’m still here soit enfin montré au public, puis que Phoenix annonce l’air de rien ses prochains projets ciné, pour que la vérité jaillisse de façon certaine. Ce qui rend le film encore plus passionnant, celui-ci possédant un grand nombre de niveaux de lecture.
Car I’m still here est loin d’être un film de simple petit malin, du genre « regardez comme on s’est bien moqués de vous ». Récit chronologique et méthodique de l’année au cours de laquelle Phoenix amorça (en apparence) son changement de vie, le film n’inclut jamais son propre making of. Autrement dit, l’un des choix essentiels pris par Casey Affleck est de livrer un pur doc sur cette reconversion surprise, comme si elle était “vraie”, et pas de disséquer la genèse et les coulisses de cette hallucinante opération de duperie. À une poignée de détails près, on pourrait y croire totalement. Ce premier degré parfaitement assumé est essentiel et assure au film solidité, longévité ainsi qu’une dimension supérieure. Il opère en effet une jonction rarement vue (et en tous points passionnante) entre le genre documentaire et la fiction. En effet, si Phoenix et les rares membres de sa bande savent bien qu’ils sont en train de “jouer” (même si à ce degré d’implication il n’est plus question d’un simple jeu), le reste du monde l’ignore, et agit donc face caméra avec le naturel le plus total. Comment rendre plus crédible, plus palpable, l’histoire préécrite d’un artiste en or décidant un jour de changer de registre et se heurtant soudain à l’incompréhension générale ? Le même récit en mode fictionnel aurait forcément été moins fort par manque d’ancrage dans le réel.
Le plus fort, c’est que bien que le pot aux roses ait été découvert depuis longtemps, I’m still here continue à fonctionner même en le regardant sans cynisme. Le personnage que s’est créé Joaquin Phoenix est un monument de fragilité, de faiblesse, de désorientation, qui s’enlise dans une médiocrité de plus en plus inextricable et s’éloigne à vitesse grand V de la vie dorée dans laquelle il ne s’épanouissait plus, et ce malgré les acclamations des professionnels et du public. Tout quitter pour tenter de se retrouver enfin : c’est l’un des thèmes ô combien sérieux du film, qui ridiculise régulièrement son anti-héros mais le fait avec une moquerie teintée de compassion. Humilié par David Letterman devant des millions d’américains puis par P. Diddy dans un studio d’enregistrement désert, Phoenix semble comprendre assez rapidement qu’il s’est fourvoyé. Mais il décide de persévérer coûte que coûte, et là est la beauté de la chose. I’m still here est l’un des plus beaux portraits de losers qu’il ait été donné de voir sur grand écran. Et cela finit par devenir réellement émouvant.
Sous forme de mockumentary, il aurait sans doute été hilarant, et seulement hilarant ; or I’m still here va bien plus loin que cela. C’est un film magnifique, qui compense ses rares écarts (une scène où l’acteur se fait déféquer dessus par un collaborateur mécontent, que l’on peut voir comme un gigantesque indice destiné à prouver la vraie teneur de l’ensemble) par des scènes d’une profondeur inouïe. L’épilogue et surtout le prologue du film, qui voient Joaquin Phoenix renouer avec la nature et entrer dans une communion mystique que n’aurait pas renié le Gus van Sant de Last days. C’est comme si le Blake joué par Michael Pitt s’était soudain réincarné ici. Le voir s’enfoncer dans la végétation comme s’il souhaitait atteindre enfin le point de non-retour a de quoi donner la chair de poule. Cet objet incroyable et unique, loin d’être une facétie boratienne ou un vague crachat nombriliste, n’a pas fini de faire tourner les têtes.