Avancer dans le désert avant que le désert n’avance sur toi. À ce stade d’un parcours où sa vision du blues ne semble pas avoir dévié d’un grain de sable, Tinariwen continue pourtant d’aller de l’avant. Et jamais le groupe touareg n’a été plus fascinant, jamais sa musique n’a atteint d’aussi hautes dunes de beauté hypnotique. Reconnus aujourd’hui comme citoyens maliens par un gouvernement qu’ils ont affronté, des années durant, avec leurs guitares pour armes de poing, ils poursuivent cependant leur échappée magnifique à travers la tempête des préjugés. Ce perpétuel voyage les a amenés au sud de l’Algérie, dans le désert de Tassili N’ajerr où ils ont enregistré ces douze chansons immémoriales.
Accueillis dans le campement de Tinariwen pour y goûter un peu de la vie nomade, Kyp Malone et Tunde Adebimpe de TV On The Radio se sont fondus dans le paysage, aride mais d’une incroyable douceur : perdu dans la semi-léthargie, on ne distingue pas toujours leurs voix dans le bourdon rocheux qui soutient la musique, sauf sur le plus évident Tenere Taqhim Tossam, avec son refrain chanté en anglais. Sans rompre la magie, disons que cette entorse au tamasheq ancestral interrompt légèrement la catalepsie, nous rappelle brièvement à la terre ferme. Ailleurs la guitare de Nels Cline, qu’on entend souvent se contorsionner chezWilco, s’est frayé un chemin plus discret ; et la fanfare triste qui ponctue Ya Messinagh flirte pour ainsi dire avec les étoiles.
Élément pivot de ces mélopées sans frontières, le chant poignant d’Ibrahim ag Alhabib est une mer de tranquillité au milieu des regs. Y soufflent des vents humides qu’enfantent quelques chœurs paisibles, notamment sur les superbes Walla Illa et Imidiwan Win Sahara, moments de pure contemplation au parfum de crépuscule. Dans une veine plus intimiste, Tamiditin Tan Ufrawan n’évoque plus l’attachement aux paysages et aux compagnons de route mais chante l’amour sorcier des femmes jeteuses de sorts, et le ton est toujours aussi lancinant, aussi posé. Si la femme est ici parfois vue avec des yeux mi-clos, on sent que le respect d’autrui reste une vertu cardinale, et la sérénité une valeur sûre.
Il faut dire que si Tinariwen conserve son identité musicale, avec ses claps de feu de camp et ses six-cordes en transe (Imidiwan Ma Tenam, Tilliaden Osamnat), les sonorités de “Tassili” sont globalement très acoustiques. Il s’en dégage dès lors une mélancolie moins rêche que par le passé, un spleen – ou assuf, comme on dit là-bas – dépourvu de rugosité. Ainsi de la bouleversante Assuf d’Alwa, lente procession où Ibrahim ag Alhabib pleure sa solitude et chante le prix de l’amitié avec une rare intensité : « Je suis un prisonnier du présent. Dans nos pérégrinations, nous partageons nos souffrances comme on partagerait un verre de thé. La fumée me parle et mes pensées me racontent des histoires. »
Il y a aussi la superbe Takest Tamidaret, psalmodiée par un Abdallah ag Alhousseyni qu’on surnomme « Catastrophe » alors qu’il ferait plutôt dans le miracle ; mais la plus belle chanson pourrait bien être Tameyawt. Une guitare, une voix, et toute la nostalgie du voyageur qui s’autorise à regarder en arrière, conscient d’être de partout et de nulle part. « Mon pays est Afara, et les puits d’Assamalmal et d’Assawa. Je gravirai la montagne de Tarawant et tout là-haut, je sacrifierai une jeune et belle chèvre. Alors je lancerai un cri plein de joie, que l’on entendra jusqu’à Tessalit. » Et cette poésie, si noble de simplicité, d’être le plus sûr gage de sa volonté d’avancer.