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Louise de Vilmorin fit inscrire une épitaphe sur sa tombe et elle disait :

« Au secours ! ».

C’est à peu de chose près le sentiment qui habite Jean-Louis Murat par rapport au monde. Au secours ! De l’humour bien sûr. Mais aussi un genre d’enfer. « J’aimerais, dit-il, pouvoir être armé et tirer quand je veux ». Quand je lui demande si cette idée ô combien séduisante concernerait tous les êtres humains, il sourit, vaguement malicieux, et répond que non, bien sur que non, seuls lui et une poignée d’éclairés déambuleraient l’arme à la main.

Un énergumène, Jean-Louis Murat. Dans le sens premier du terme : exalté. Peu de place pour la négociation, je crois qu’il aurait fait un très mauvais diplomate mais il est parfaitement à sa place en tant qu’artiste.

Le revoilà avec « Grand Lièvre ». Grand Lièvre est une figure mythique, l’architecte de l’univers selon certaines traditions indiennes. A l’origine, c’était une chanson mais Jean-Louis Murat l’a effacée. Il fait ça souvent me dit-il. La veille de notre rencontre, il avait passé la soirée à bosser et à détruire : « L’envie d’écrire me prend comme une envie de pisser. J’ai un magnétophone, j’enregistre. Souvent quand je ne vais pas bien. J’écris toujours au mauvais moment, quand je suis fatigué, épuisé. Vous saviez que Proust était toujours crevé, Baudelaire aussi ? Il faut ça pour écrire le vrai, le profond »

Tout au long de cette interview, Jean-Louis Murat va être très drôle. Drôle et lucide. Lucide sur ses limites, parfois misanthrope, souvent cynique. Le temps a beau passer, les yeux bleus restent toujours perçants, le regard toujours acéré, il n’a quasiment pas changé malgré les rides et les cheveux blancs envahissants. Ce grand passionné se met à flâner dès qu’il se met à chanter, il est langoureux et flegmatique. Sa devise suit : « Prévoyons le pire, nous ne serons pas surpris ».

« Personne ne s’en rend compte mais nous vivons au cœur de l’apocalypse ». J’aurais pu sortir de ce moment complètement déprimée mais ce fut le contraire. D’habitude, je suis crevée en rentrant chez moi après une interview comme si je m’étais faite aspirer ; là j’étais pleine d’énergie. Jean-Louis Murat a une vraie générosité finalement même s’il reste pudique. A mes questions psychologisantes, ce ne sera pas un flot de réponses ; il n’en évitera aucune, pour autant il ne s’étalera pas non plus. On s’est quittés sur un « Au secours ! » mutuel et un grand éclat de rire.

« Dieu, veuillez m’excuser, la lumière est mourante »

Cet extrait de « Vendre les prés », chanson agricole, musique enjouée et paroles désolées, est une manière d’illustrer ce sentiment chez lui que nous sommes au cœur de l’apocalypse. L’album est ainsi fait, il n’a rien de triste musicalement ; à contrario, c’est un album sombre de par les paroles. Je lui demande si c’est voulu, il me répond : « Ca ne sert à rien finalement quand, dans la musique, il y a déjà quelque part le texte. C’est ça le principe d’une chanson. ». Je lui rétorque que certains chanteurs – manie française – mettent musique et paroles au même niveau de sentiments. Jean-Louis Murat me dit que ça ne l’intéresse pas : « ça ne sert à rien de surligner le texte ». Comme une délicatesse, une réserve chez ce montagnard de cœur, viscéralement attaché à la terre qu’il parcoure, à la réputation d’homme bourru, provocateur et séducteur.

Quand j’ai annoncé que j’allais interviewer Jean-Louis Murat, les réactions me firent penser, quelque part, à celles que j’avais entendues lorsque j’avais dit que je rencontrais Joey Starr. Le rappeur des cités, urbain jusqu’à la moelle et le troubadour de l’Auvergne qui ne supporte pas la ville laissent rarement indifférents en France. Tout le monde leur accorde du talent mais ils dérangent. Il existe un lien improbable entre les deux hommes, d’ordre politique, social. Je pourrais ajouter un rapport aux femmes exacerbé, l’un par une violence réelle ou imaginaire, l’autre parce qu’il les aime peut-être un peu trop, « jouir et puis manger me font pertes inouïes » (La lettre de la pampa)

« Jamais l’âme ne rejoint le sang »

J’adore cette phrase. Le sang, c’est le corps, la chair, faible, forcément faible. Jean-Louis Murat me dit : « L’amour, c’est lorsque l’âme rejoint le sang. Las, les pulsions sexuelles m’ont longtemps guidées. L’amour, c’est un truc de bâtisseurs, ce n’est pas fait pour tout le monde ». Lorsque je lui réponds que l’humanité n’en finit pas de négocier avec cela – nous nous débattons tous avec nos pulsions sexuelles – mais que chez certains c’est beaucoup plus envahissant, il reste silencieux.

C’est peut-être la mémoire qui fait qu’il s’est tu. « Grand Lièvre » est un album sur la mémoire. C’est le blues du trouble de la personnalité : « je voudrais me perdre de vue, venir d’une source étrangère, sortir d’un sommeil profond, inaccessible à la tristesse » ; être soi n’est pas chose facile, s’oublier tel que l’on est serait, parfois, tellement plus simple. La mémoire encore, c’est Alzheimer qui frappe les familles, qui frappe le monde avec la chanson « Qu’est-ce que ça veut dire ». Jean-Louis Murat accuse la société d’être engluée dans cette maladie ; elle oublie, toujours oublie.

« Voilà le temps de vivre par les choses éphémères (…) Voilà monde moderne et son cul plein de boue accusant la montagne d’être obstacle à la joie »

« Les hommes ne sont pas à la hauteur de l’enjeu », Jean-Louis Murat est sévère avec ses congénères, « C’est ça la crise. Le règne de l’éphémère. On est en plein cloaque ». C’est un homme qui ne supporte pas la médiocrité, et il a eu une chance extraordinaire d’avoir les moyens de ses ambitions en étant aussi talentueux. Quand je lui dis que je trouve que dans tout l’album, il règne comme une lassitude amusée, il me répond « C’est la maladie du siècle d’être las de soi, las des autres, las du monde ».

Le rapport au monde de Jean-Louis Murat est complexe, comme une guerre. Il ne supporte pas d’ailleurs, celle qui règne, la guerre larvée. Il préfèrerait quelque chose de plus frontal, finalement quelque chose de plus humain, du sang, de la sueur, « des instincts guerriers ».

« Ton linceul de guerrier tombe, creusé à l’avance, souvenirs et solitude sont à jamais nos amis »

C’est probablement ce pourquoi, cet album traite en partie de l’histoire avec un grand H, les tranchées en 14-18, la résistance en 39-45, l’épopée d’Alexandrie sans jamais verser dans le pathos. L’histoire avec un petit h avec une chanson hommage à Federico Bahamontes, célèbre coureur cycliste. Jean-Louis Murat déteste ce qui le rapetisse, aime ce qui est plus grand que l’individu. Il éprouve une passion pour les héros et les champions. Surtout il adore l’étymologie, manière de ne jamais oublier d’où l’on vient, le langage est éternelle construction.

« Mais chercher l’aventure au plus profond des mots, chercher sans gouvernail parmi ces charlatans »

Ce travail sur le langage s’incarne dans les chœurs qui sont la grande nouveauté dans cet album, comme si Jean-Louis Murat ne se sentait, peut-être, plus aussi seul, mais à présent accompagné. Parfois ces chœurs sont incompréhensibles, il m’explique : « Ma fille apprenait à lire, il y avait tout un travail sur des trains de syllabes. D’ailleurs, le manuel scolaire qui m’a apprit ça quand j’étais petit s’appelait « Rémi et Colette » (les prénoms des deux protagonistes de la chanson sur la résistance : « Rémi est mort ainsi »). Je voulais travailler là-dessus ». La scolarité de sa fille se retrouve aussi dans la pochette, Jean-Louis Murat trouvait l’album relativement sombre, il voulait donc quelque chose de gai, comme une couverture de livre pour enfant.

La famille est une notion très importante pour lui. Quand je lui parle de la présence récurrente de vocabulaire religieux dans ses chansons, il me répond : « Je ne suis pas croyant mais j’ai le sens du sacré. Le sens du sacré et de la famille.»

« Que vaut ta chanson de geste aux baisers profonds et pieux »

Jean-Louis Murat est un nostalgique. « Une nostalgie bizarre qui concerne des choses que je n’ai pas connues ». Une mélancolie pour la disparition progressive de la nature avec « Haut Arverne » ou « Vendre les prés ». Un vague à l’âme qui touche l’amour « Nu depuis le temps, j’attends une histoire d’amour » (Qu’est-ce que ca veut dire). Le spleen des vrais combats, « Au loin ronronnent les chars, de quel ennemi ? Que ce temps est loin, Colette mon petit » (Rémi est mort ainsi).

Jean-Louis Murat est un dandy écologiste. Baudelaire écrivait à ce propos : « le dandysme est le dernier acte d’héroïsme possible, recherche de distinction et de noblesse, d’une aristeia de l’apparence » ; je crois que Jean-Louis Murat s’inscrit dans ce genre de quête, même si l’aristeia chez le chanteur s’incarne plus dans la chemise à carreaux… Baudelaire rajoutait « Le mot dandy implique une quintessence de caractère et une intelligence subtile de tout le mécanisme moral de ce monde ». C’est peut-être pour ça que Jean-Louis Murat est un grand fan de l’inspecteur Harry et affirme, à contre-courant, une nostalgie d’un monde armé ; l’on ne sait si c’est une manière de provoquer des réactions, poser la question d’une France qui fut le pays le plus en guerre de toute l’histoire, « le saviez-vous ? » me dit-il ; poser la question d’une Europe qui malgré les apparences reste quelque part en zone de conflit.

Jean-Louis Murat incarne une singularité hexagonale, comme une grâce particulière, cette grâce française qui fait qu’une chanson n’est pas seulement entertainment mais qu’elle est aussi perception du monde. « Grand Lièvre », album de garde, album que j’aime, album de charme, est un disque nonchalant ; un disque nonchalant où la lassitude amusée de Jean-Louis Murat pointe du doigt, d’un sourire musical, l’humanité… Ce désastre annoncé. On le réécoutera avec autant de plaisir dans dix ans et l’on se souviendra que la nature humaine, ironiquement, nous poussera toujours à : 

« Risquer le pire. Aimer toujours » (Alexandrie, chanson hommage pour une amie disparue)

>> “Grand Lièvre” (Polydor) sortie le 26 septembre 2011
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En écoute ici