J’entends souvent que je fais partie de la génération qui a grandi avec Sophie Marceau. Ou Vanessa Paradis. Mais j’ai grandi aussi avec Joey Starr. J’ai eu 20 ans avec lui, j’ai eu deux enfants comme lui et j’ai la quarantaine, comme lui. Même génération. Cela donne forcément une tonalité particulière à celle-ci.
Un symbole, non pas lisse, souriant et épanoui. Image d’Epinal d’une certaine France. Non, un symbole comme cabossé, sombre, tendu, où la violence plane. La révolte aussi. Les sociologues devraient s’y pencher, c’est significatif. J’ai eu la chance la semaine dernière de dîner avec lui en compagnie de son manager Sébastien Farran, et trois autres blogueurs Benjamin de Playlist Society (voir billet ici) , Elodie de elle.fr et Gregory du blog de Greg. Être confrontée à une icône au parcours sulfureux, j’étais forcément curieuse et impatiente.
La première fois que j’ai vu Joey Starr, c’était aux débuts des années 90. Je m’en souviens comme si c’était hier. Je suis dans le salon de mon appartement, seule, la télé allumée et « Le monde de demain » me pète à la gueule. Il n’y a pas d’autres mots. New-York été 1994. Summer of acid jazz. MC Solaar passe en concert. On adore, on adore, on adore ! Le bruit court dans la ville, dans la communauté française, que NTM s’est rétamé lors de leur concert dans la grosse pomme. C’est l’époque où ce groupe n’est pas aimé par les bobos. Ils deviendront cultes après. 1995, Bordeaux. « Colocation » avec une dizaine de mecs, « Paris sous les bombes » sera notre hymne. Dans la « Bertonchemobile » (Je vous épargne les explications), nous filons à la plage, portant des toasts à coup de joint à la gloire de NTM. 1998, je suis mariée à un taré de rock et je n’aime pas la route que prend NTM. Nos chemins se séparent naturellement. Mais mon affection est intacte, je suis toujours leurs parcours de loin. Comme deux vieux potes de lycée. Car ils sont indissociables. Je n’ai jamais eu de préférence, ni pour Joey ni pour Kool Shen. 2008, ils se remettent ensemble et je n’aurais loupé sous aucun prétexte leur come-back au Grand Journal. Pendant plus de quinze ans, j’ai bien sûr lu la presse. Joey Starr a commencé à faire peur. Des faits-divers. J’ai fait comme tout le monde. Je l’ai jugé implacablement. Sauf que j’avais une amie qui le « connaissait ». Et qu’elle soutenait mordicus, que c’était un homme galant, attentif, intelligent. C’était de l’ordre du combat pour défendre Joey Starr à l’époque, il fallait une certaine dose de courage. Je l’ai crue. Et j’ai toujours porté un regard sceptique sur le portrait dessiné par les médias… La preuve en est, comme Benjamin, j’ai eu droit, quand j’ai annoncé qu’un dîner était organisé, au « Mais t’as pas peur de te faire casser la gueule ? ». La légende. Comme un Mike Tyson français. Le mythe de l’ogre, Gilles de Rey revisité. La France a peur. Non, la France aime avoir peur… Partagée entre des célébrités tout sucre tout miel et sa propre histoire qui aime que le sang abreuve ses sillons. Entre douceur de vivre et violence.
D’abord il y la présence. Pourtant il n’est pas particulièrement baraqué, ou immense. Ce n’est pas un géant. C’est plutôt une façon de se mouvoir très nerveuse. Même assis, il est constamment en alerte.. En mode combat. En observant ses mains, je m’aperçois qu’elles sont quasi toujours en poing semi fermés. Il les détend certes mais elles sont prêtes à réagir. Quand vous rencontrez un être humain, vous êtes toujours face à un double langage. Verbal et corporel. Sauf que pour 99% des gens, le second disparaît. Ou du moins ne retient pas votre attention. Ce qu’il y a de fascinant chez lui c’est que le langage corporel est tout aussi présent, voire remporte la partie. Et c’est là que commence le malentendu à mon sens. Dans notre société, il est de bon ton de lisser ses attitudes. On sourit. On respecte l’espace vital, la distance convenue entre deux personnes. On se regarde dans les yeux. Joey Starr, ne tient pas compte de ces convenances. Il porte des lunettes noires. Il franchit à plusieurs reprises le périmètre d’espace vital avec moi.
Il se penche vers vous, vous envahit. Il se détourne de vous brusquement. Vous accorde son attention. Vous colonise. Se rejette en arrière presque brutalement. Répond au téléphone. Choisit d’ignorer un coup de fil car vous l’intéressez à ce moment-là. C’est très déstabilisant. Et ça rend n’importe qui nerveux. Il insinue physiquement le rapport de force. Et c’est facile de tomber à pieds joints dans ce piège. Je ne crois pas que ça soit un phénomène qu’il maîtrisait jeune. Mais je suis convaincue que c’est un jeu qu’il contrôle à présent. Même si, sans me vanter, je crois que j’ai bien tenu le choc, je n’ai pas reculé, il y a quelque chose qui m’a trahi. Qui a trahi ma fébrilité, le fait que moi aussi, j’étais tombée dans le rapport de force, quelque part. Il m’a fait la remarque à plusieurs reprises, je parlais fort. Même si je régulais ma gestuelle, ma voix me démasquait. Et il le savait. Quel que soit le discours, (et hors entourage proche, je ne me permettrai pas de faire de supposition dans sa vie privée) posé, confrontation, dialogue, monologue, interview, que sais-je encore, le rapport de force est là. Comme une menace. J’ai donc ma petite théorie. Loin de moi l’idée de cautionner la violence, je ne veux pas qu’il y ait la moindre ambiguïté à ce sujet, mais. Mais je pense que les nombreuses histoires qui ont jalonné la vie de Joey Starr, agressions, accrochages supposés ou réels, sont liées à cette singularité. L’art de mettre les autres sur la sellette, cela engendre forcément des réactions. Autant dire que ça peut être très vite la surenchère. Comme il vous colle au mur nerveusement, que sa façon de parler contient un vocabulaire « agressif », que vous vous sentez mal à l’aise, vous montez forcément dans les tours. Et pour peu que vous soyez braqué, c’est résultat assuré. C’est ce que j’ai senti. Je crois que son langage corporel est son pire ennemi. Et son meilleur ami car c’est ce qui fait précisément qu’il est une bête de scène. Rarissime en France. Une présence inoubliable. L’ambivalence du don. De ceux qui se retournent contre soi.
C’est un homme intelligent. Nous avons discuté de tout : politique, banlieues, pédophilie, internet, prison, musique, que sais-je encore. Il se tourne vers moi et me dit « Avant que vous me posiez des questions sur la prison… ». Nous n’en avions pas l’intention. Je lui signifie. Du coup, libre il en parlera. Sans pathos. Sans discours victimaire. Un constat. Le même que celui de l’Observatoire des prisons. C’est quelqu’un qui constate. En urgence au début de sa carrière. Plus posé à présent. C’est d’ailleurs le seul artiste que j’ai rencontré qui n’est absolument pas dans la séduction. Pas de cabotinage, pas de bluff, pas de comédie. Il n’est pas là pour plaire, éventuellement pour échanger. C’était surprenant mais cohérent avec l’homme. Je crois que c’est un cérébral aussi, du moins plus qu’on ne le croit. Il écoute. Beaucoup. Parfois, il penche la tête en avant, peut-être les mains relâchées, ne vous regarde pas et se concentre sur vos propos. J’ai senti de la bienveillance. Taquin, il m’a dit plusieurs fois « Mais tu vas fermer ta grande gueule ! ». Nulle trace d’agressivité. C’était plutôt une façon de me signifier qu’il m’avait repérée dès la première minute. C’est un observateur du genre humain. Il les identifie rapidement.
Je suis repartie de ce dîner avec un joli cadeau. Un cadeau surprenant. Nous parlons de musique, nous dérivons sur la variété. Je défends le genre. Sébastien Farran le rejette. Et nous en arrivons à l’éternelle conversation « Mais c’est de la merde ». Non. « On dit on n’aime pas ». Joey Starr a cette réflexion que j’ai trouvée très intéressante. Je l’ai emportée avec moi. « Avant, je disais, c’est de la merde. Et puis le temps passant, je me suis surpris à aimer des choses que je rejetais. En fait, l’histoire, c’est pas que j’aime pas, c’est que je ne comprends pas ». Il a entièrement raison. Et c’est d’autant plus instructif venant de lui, lui qu’on ne comprenait pas ou plus. L’homme est devenu plus sage, et a absorbé ce dont il fut victime. Ou bourreau… Surtout les deux comme n’importe quel être humain car je ne crois qu’en l’ambiguïté des choses. L’ambivalence des êtres entre noir et blanc, toujours errant dans le gris de leurs contradictions.
Je l’ai adoré dans le film de Maïwenn. Une autre facette. Plus quotidienne. Moins en rage. Je l’ai adoré dans son clip en noir et blanc, « Métèque », Jacques Brel des cités, tout aussi charismatique. Il a plein de projets, du cinéma, un album. Il me donne le sentiment d’avoir fait la paix avec le monde, et s’il ne s’est pas réconcilié avec, d’y porter un regard beaucoup plus ironique. Même sur lui. Quand un style, un choix de vie, une manière de l’envisager devient comme une prison. La caricature qu’il représente et ce qu’il était peut-être parfois devenu. L’exil forcé… Le temps qui passe et patine les choses. Les gens. C’est un homme de 42 ans à présent. Lui, qui répète souvent, qu’il est parti d’un constat d’urgence, comme s’il allait mourir demain, s’est peut-être surpris à envisager un avenir. Un destin. Les problématiques sont les mêmes mais la violence n’est pas la seule issue ou une fatalité. Il y a peut-être d’autres solutions. C’est peut-être un homme qui est en train de faire la paix avec lui-même, sans se renier pour autant.
Le concert du parc des princes est peut-être une manière de conclure une période. Je crois qu’il faut aller le voir. Voir une dernière fois NTM nous donner la fièvre. Les voir entonner « Mais qu’est-ce qu’on attend pour foutre le feu », encore tellement d’actualité. Voir deux hommes qui n’auraient probablement jamais imaginé il y a 20 ans remplir un stade, avec leurs morceaux de rap enragé. Parce qu’ils croient encore en leurs textes. Parce que leur musique fonctionne toujours autant. Mais surtout parce que, et encore une fois, je me trompe peut-être, je ne suis pas certaine qu’après nous ayons l’occasion de revoir Joey Starr dans ce rôle là… Dans ce combat-là…