Quelques réflexions triviales inspirées notamment par la Nuit blanche 2011, placée sous le thème du “temps”.
Clock, de Christian Marclay, présenté à Venise, Londres et à Beaubourg en 2011: un montage d’images tirées de milliers de films permet de voir à l’écran l’heure défiler en temps réel, 24 heures durant. Le public arrive quand il veut, repart après la durée de son choix. Personne, hormis Marclay, n’aura vu l’oeuvre dans son intégralité (et encore, pas en une fois).
Voici les oeuvres du siècle.
Pas si nouvelles, dans leur idée, mais plus présentes grâce à la technique (pas seulement). L’oeuvre sans fin, qui vit sans public. Oeuvres de leurs temps, qui se jouent du temps, dernier défi lancé à un public quasi rassasié.
Théâtre de l’Atelier, nuit blanche 2011 : Christian Boltanski installe son oeuvre “Demain le ciel sera rouge”. De 19h à 7h du matin, le public, en flux continu, entre par les coulisses et découvre sur scène une comédienne qui, incarnant “l’oracle”, déclame un texte étrange. Le public passe, repart. L’oeuvre a débuté avant son arrivée, se poursuit après son départ.
Plus exactement, voilà des oeuvres qui se donnent au public sur une durée telle que, certainement, personne n’en voit, entend, la totalité. C’est ainsi qu’elles sont pensées, créées, se mettre au défi de “voir” l’oeuvre intégrale lui ferait perdre du sens au lieu d’en ajouter. Tout le contraire d’un livre ou d’un film, d’un disque, qu’on est censé découvrir entièrement. Pas si nouveau disions nous, souvenons-nous ce qu’explique Joseph Ghosn au sujet de LaMonte Young, de son cycle musical ininterrompu, et de son installation dans la “dream house” (le son est différent selon la position qu’on occupe dans la pièce, personne ne ressort en ayant entendu la même chose).
Outre la performance technique, voire humaine pour le cas du doux dingue Gonzales (un marathon de 27 heures de piano), c’est dans la relation de l’artiste à son public que la nouveauté se niche. Enfin la revanche est totale. A la Renaissance, l’artiste vit dans la sujétion à son ou ses mécènes qui le financent, lui procurent gîte et couvert, lui passent commande comme à un artiste… domestique. Au XXe siècle, après la contrainte technologique qu’impose la durée maximale d’une face de 78 tours, 45 tours, 33 tours, soit 23 minutes maximum, vient s’ajouter “la major”. Les maisons de disques obtiennent dans la deuxième moitié du siècle un tel pouvoir qu’elles imposent largement leurs vues aux artistes, au point qu’on parle de Prince comme d’un ovni, dans les années 1990, au seul motif qu’il a obtenu le droit de faire les disques qu’il veut ! Vingt ans plus tard, les potentialités d’internet sont telles que cette revendication paraît saugrenue, les plus jeunes croiront même à une légende. Alors?! Question de pouvoir? Question de technologie?
Il n’y a pas une, mais différentes manières par lesquelles une oeuvre dépasse l’appréhension par le public.
On repense aux jazzmen des années 1940, agacés que les disques ne permettent pas de contenir sur une face la totalité de certains morceaux live de 25 ou 30 minutes. Limites de la technique (le “LP” 33 tours est créé en 1948). Mais limites de l’artefact seulement, car l’oeuvre, elle, le morceau joué sur scène, ne subissait pas la même contrainte. Si l’auditeur du disque n’entend qu’un (long) extrait, le public du concert en a eu l’intégralité. Marclay. Boltanski. Aucune innovation technique dans leur cas, c’est le choix de l’artiste, lui-seul, qui a transformé la durée de l’oeuvre et en a renversé le sens.
Et la musique? Au milieu. Au centre. Gaité lyrique, 8 octobre 2011, le festival Nemo accueille le collectif Capture : au milieu trône un monolithe kubrickien, qui tourne sur lui-même harcelé par trois laser rouges ; aux murs sont projetées images enregistrées et captations de l’instant, des captures, sur un, deux, quatre murs, tandis que la musique change de registre sans prévenir, du calme au dansant, inversement. L’ouverture des portes est à 20h, et la performance du collectif québequois (8, 9 artistes?) ne se terminera qu’à 1 heure du matin, les spectateurs sont de passage pour 20 minutes, 3 heures, mais pas l’intégralité. Où en sommes nous? Quand sommes nous, quelle heure est-il?
Voici 2011. Et l’artiste a repris le pouvoir, non pas au niveau économique, mais sur le contenu de son oeuvre. Il l’a repris à ce point qu’il ne veut plus même plus partager son oeuvre entière. De peur qu’on lui reprenne? De crainte de devoir la partager? Voilà le public, de fait, expulsé de son statut de public, ravalé au rang de faire-valoir admiratif. On médit, mais c’est que le spectateur peut – doit! – s’interroger, se mettre en cause. C’est fascinant et troublant. Troublant car avec cette remise en cause de la place du public c’est la nature de l’oeuvre qui se trouve bouleversée.
Golem
Dépassant les individus qui la reçoivent, l’oeuvre devient ce Golem, qui échappe à son créateur, le dépasse, devient d’une autre espèce. On connaissait des oeuvres dont la durée avait été “libérée” par la technique. On connaissait des oeuvres dont la durée imposait généralement qu’on les aborde en plusieurs fois, par fragment, comme les quelques 9 heures de Shoah, le film-évènement de Claude Lanzman. Mais dans ce dernier cas, rien de si différent de la lecture d’un livre, qu’on pose et qu’on reprend, dont la lecture s’étale dans le temps. Pas de vraie rupture, dans tous ces exemples. L’oeuvre reste accessible à l’appréhension humaine, et ne se dérobe pas.
Et Klein redevient visionnaire. Yves Klein, celui dont le bleu est devenu plus célèbre que son nom, a réalisé des oeuvres avec des pigments photosensibles, comme ceux qu’on trouve sur les anciennes pellicules photographiques. D’heure en heure, de jour en jour, les pigments se transformaient, offrant à la vue du public un spectacle différent de celui dont auront profité le public de la veille, celui du lendemain. On retrouvera plus tard des oeuvres utilisant la matière organique (des fruits, par exemple), dont on pourra tirer le même constat. D’une autre manière, les géoglyphes des Nazcas, visibles seulement du ciel (ou des dieux, à leur époque), n’étaient pas visibles des humains sinon par une représentation mentale.
Mais on est ici aux confins de l’art et de la physique, ce sont des propriétés déjà existantes, celles des pigments, celles de la pomme, qui emportent la mutation et font de l’oeuvre apparemment statique un processus, un work in progress.
Comme si l’on visitait l’atelier de l’artiste du Frenhofer de Balzac, profitant de la vue non d’une oeuvre achevée mais d’une oeuvre en cours. TOUJOURS en cours! Indéfiniment inachevée.
Différentes manières, donc, d’être mé-connaissable. Soit que l’oeuvre mute (Klein), ou qu’elle soit une installation qui se donne différemment car interactive (la dream house, les oeuvres interactives de Rafael Lozano-Hemmer). Soit encore que sa durée soit telle qu’on n’y assiste qu’en partie. Par sa nature, grâce aux facilités du numérique, la musique se prêt particulièrement à l’exploration de cette nouvelle frontière défrichée par l’art contemporain.
Vint un moment où l’oeuvre perdit la mesure humaine. Avec une oeuvre de 12 heures, dont on n’aura vu que 10 minutes ou 2 heures, il va de soi que notre connaissance de l’oeuvre ne sera jamais totale. Pourtant, c’est cette appréhension là, incomplète, qui est celle que l’artiste a prévu pour nous. Le temps, défié. Le public, littéralement dépassé. La complétude, la notion de totalité, oubliées. Non pas grâce à la technique, non pas par le truchement d’innovations technologiques. Mirage du progrès technique. Mais par la seule volonté de l’artiste.
Vous êtes en 2011. Et vous n’en avez rien vu.