TAKE SHELTER de Jeff Nichols
Sortie le 4 janvier 2012 Durée : 1h55min
La déchéance mentale d’un homme persuadé de voir des tornades lui venir dessus vient briser un équilibre familial si cher aux américains. Jeff Nichols, premier héritier de Malick, réalise un chef-d’œuvre.
Comment la famille peut-elle à la fois sauver et faire sombrer des êtres dans les limbes de la paranoïa ? A cette question, Jeff Nichols (Shotgun Stories) répond par un tour de force de près de deux heures. Take Shelter s’efforce d’ébranler la valeur refuge reine des U.S.A. : la famille. Dans la vie de Curtis, tout devrait aller pour le mieux. Il a une maison, un travail, une épouse merveilleuse, une petite fille Hanna et un chien. Sans que l’on sache vraiment pourquoi, Curtis se met à voir des orages déferler sur son petit cocon. Des intempéries prémisses de tornades. Le cauchemar de la catastrophe naturelle vient en écho aux souffrances récentes de l’Amérique, peut-être encore plus marquée par le cataclysme Katrina et l’incompétence des services publics que par les tragédies terroristes. L’extériorisation des peurs de Curtis est en fait une exploration de la paranoïa. Et comme toute incursion dans le fantastique, difficile de démêler le vrai du faux.
Première victime de ces hallucinations : la famille. Le chien se retrouve en enclos après un rêve où celui-ci mordait son maître. La figure du canin mis au ban n’a rien d’anodin dans un pays où il symbolise la stabilité. L’abri anti-tornade devient une obsession de tous les instants. Michael Shannon, encore impressionnant, sue sang et eau pour faire bonne figure en public. Le délitement de son comportement a des répercutions sur son travail, sur ses amitiés et sur son couple. Il est pourtant un père de famille tendre, en dépit d’un regard noir. L’incarnation maternelle de Jessica Chastain/ Samantha évoque plus la douceur, l’amour sans concession et l’envie de vivre dans son cocon sans se fermer aux autres. La peau blanche reflète les ondulations rousses de sa chevelure pour créer un éclat de couleur dans un quotidien de plus en plus noir. Le nuage orageux au dessus de Shannon peut encore s’effacer face à l’éclaircie Chastain.
La primauté du geste.
Tout dans Take Shelter se transmet par le geste. Le plus évident vient du langage des signes. La petite fille, sourde, ne communique que par ce moyen. C’est naturel pour la mère, soucieuse de bien assimiler cette langue. L’apprentissage est plus douloureux chez le père, sauf quand il s’agit de dire « je t’aime ». A ce moment là, toute la bonté de Curtis s’exprime. Comment ne pas trouver magnifique cet extrait où le couple chuchote pour ne pas réveiller la gamine alors que celle-ci ne peut les entendre. C’est encore le geste qui compte. Ils se comportent en parents responsables, peu importe l’utilité de la chose. Leur mode de vie s’organise en fonction d’Hanna. Samantha reste femme au foyer, vend quelques bouts de tissus pour compléter les revenus et veille en continu sur sa fille.
Jeff Nichols est souvent considéré comme le premier héritier de Malick. Sa propension à rendre le geste plus important que le reste en témoigne. On pourrait trouver autant de force dans la protection parentale du héros de Take Shelter et dans le comportement viril mais bienveillant du père de The Tree of Life. L’explosion de colère soudaine de Curtis constitue peut-être la scène la plus forte de l’année. La masse de nerf en contrôle vole en éclat et détruit tout ce qui le reliait encore au monde censé. Le passage est impressionnant. Par un simple mouvement de colère où il renverse une table, Michael Shannon livre une performance d’acteur étourdissante qui laisse tout le monde bouche bée. Sa voix résonne telle celle d’un dragon menaçant un royaume. Autre héritage du cinéaste texan : la capacité à donner sens à des cadres en contre-plongée. L’inquiétude n’en est que plus palpable. Le regard vers les cieux prend encore plus de sens. Les nuages sombres nous pèsent littéralement sur les épaules.
Tempête sous un crâne.
La dégringolade mentale passe aussi par ce travail de cadrage. Celui d’une caméra étouffante, ne laissant jamais d’air au dessus des visages. Aucune respiration n’est possible. L’ajout de la musique anxiogène insémine un mal-être grandissant. L’espace américain devient un territoire de dangers. Le ciel bleu ne peut plus rassurer. Hanna, isolée, apparaît par instants comme une figure de film de maison hantée. Elle qui respire pourtant l’innocence, elle qui ne fait qu’attendre un appareil auditif alors que son père gâche tout, devient l’élément nodal du basculement psychique des personnages. Son mutisme confère encore à l’étrangeté de la situation. Curtis mène une double lutte expiatoire. Il consulte une psy pour chercher un héritage maternel de ses troubles mais se terre dans son abri. La cage de ferraille devrait protéger les êtres qu’il aime quand elle ne fait que plonger dans le désarroi les gens qui le regarde.
Le final, incroyablement malin tant on peut s’amuser à l’interpréter différemment, vient mettre à mal les rares certitudes que nous avions. Seuls la musique et les ressorts les plus sensoriels gardent du crédit. Take Shelter brise l’idée qu’il vaut mieux suivre le rationnel scientifique au détriment du ressenti. L’échappatoire psychique n’a guère d’emprise face à des considérations plus envahissantes. Là encore, dans une dynamique toute malickienne, Jeff Nichols parle de la Terre dans ce qu’elle a de plus imperceptible. Tous aux abris !