Byetone et l’identité de Raster Noton
A propos de l'album Symeta
Comment faire plus avec moins ? A l’origine, cette interrogation était motivée par des réflexions philosophiques sur notre rapport à la possession physique et mentale. Dans un monde où le marché commençait déjà à nous imposer des besoins, il était sain de se poser et de s’assurer ne posséder que le strict nécessaire. Être heureux avec le minimum, c’est s’assurer un bonheur serein. Plus nous canalisions nos exigences en matière de biens personnels, moins nous étions dépendants de la vie, moins nous avions besoin de recourir à la compromission. Alors qu’est-il arrivé ? Comment cette maxime est-elle si rapidement devenue, non pas un positionnement de vie, mais bien une chose imposée par notre société ? Comment sommes-nous passé du mantra au kit de survie ? Aujourd’hui ce « Comment faire plus avec moins ? » est toujours suivi d’autres mots : Comment faire plus avec moins, tout en allant plus vite ? Comment faire plus avec moins d’argent ? Non seulement, il faut se battre pour faire autant, mais, qui plus est, notre nature humaine nous pousse à une amélioration permanente qui ne sera pas soutenue par la société. C’est le monde de l’optimisation : il ne s’agit plus de faire plus avec moins pour gagner notre indépendance, mais au contraire pour avoir une chance de survivre. Probablement qu’on y peut rien, que c’est la vie, et que ce vieux précepte n’était qu’un moyen de nous préparer à l’inéluctable.
Byetone, de son vrai nom Olaf Bender, est avant tout le fondateur du label Raster-Noton et, ayant grandi dans une Allemagne de l’Est méfiante des valeurs de l’ouest, il a depuis toujours été un partisan de la formule « Comment faire plus avec moins », sans qu’il s’agisse d’une décision imposée. C’était une histoire de conviction qui collait bien avec sa réalité. Du coup, qu’il s’agisse de son travail d’entrepreneur ou de musicien, il aura imposé sa vision d’un minimalisme social : offrir plus sans consommer inutilement les ressources, sans se bruler les ailes, sans laisser le champ des possibles nous monter à la tête. C’est un type qui veut partager tout ce qu’il a, comme s’il s’agissait de toujours se délester des choses qu’on accumule. Il veut partager le bruit comme le silence, le noir comme le blanc. Il aime que les silences aient besoin du bruit pour exister et que le noir et le blanc ne signifient rien sans les couleurs. Il se passionne pour les paradoxes et pour les oppositions, mais ne veut rien garder pour lui.
C’est toute cette approche de la vie qu’on retrouve dans « Symeta » ! « Symeta », un mot qui évoque la symétrie, la synthèse et les cimetières, un mot qui essaye d’en dire beaucoup avec seulement 6 lettes, un mot plein de contradictions, mais au final un mot simple, à la sonorité facile à retenir, un mot accessible et intelligible comme les 7 titres qui se cachent derrière. Alors que Raster-Noton a publié ces derniers mois des albums magnifiques d’une complexité angoissante (l’album de Kangding Ray et celui de Cyclo) ainsi que des bijoux de minimalisme (les solos d’Alva Noto), Byetone cherche à réaffirmer l’identité du label, à rappeler que leurs ambitions n’abritent nul élitisme ; la froideur expérimentale de ses membres n’avance jamais dans son coin et se met toujours au service des gens. On se retrouve alors absorbé par des boucles simples mais touchantes, simplistes mais raffinées. Il fait froid ; le souffle du ciel, perverti par les bourdonnements des usines toujours en fonctionnement, ne nous rassure plus ; mais plutôt que de se replier sur nous-mêmes et d’errer dans les rues abandonnées d’une capitale de l’est, nous sourions et dansons au milieu de la route avec les derniers passants. Ensuite, tout est une question de progression : ne pas brusquer, ne pas vivre d’illusion d’un futur meilleur, maintenir la pression, mais se contenter de cette boucle qui tournera encore et encore.
Les paradoxes de Byetone se matérialisent également dans l’objet même. Alors qu’il pousse au minimalisme et à l’absence de possession, sa passion pour le design souligne combien il aime l’objet « disque ». En s’occupant des pochettes de Raster-Noton et de l’identité visuelle du label, il donne corps à ce qui semble être devenu superflu aujourd’hui. L’esthétisme serait-il alors la seule voie de sortie pour les objets anachroniques ? Non, au contraire même, chez Olaf Bender, l’esthétique ne s’entend que dans un sens Bauhaus : il faut avant tout que les choses aient une signification et une légitimité. Du coup, on ne sait jamais ce que représente l’album pour Byetone. Est-ce un poids dont il faudrait s’affranchir, une étape inutile entre le musicien et l’auditeur ? Ou bien une pièce qui formalise l’œuvre et l’apporte à la réalité ? Ces questions ne disparaissent jamais à l’écoute de « Symeta ». Quel est le projet ? S’agit-il de démontrer qu’une chanson peut se limiter à un beat et un click (« Neuschnee »), ou de souligner que c’est dans les détails esthétiques que se trouve le salut (« Topas »).
Au final, Byetone semble aussi perdu que nous entre son amour du vide et sa passion des belles choses. On dirait qu’à chaque grésillement, cette boucle mentale s’inscrit dans son crane : le beau est inutile, l’inutile est à bannir, mais on ne peut définir l’inutile qu’à partir du beau. Alors il vogue, un coup entre le minimalisme, un coup dans sa quête du détail parfait.
Et alors, « Symeta » devient un objet évident, une œuvre facile d’accès, qui ne cherche jamais la complexité tout en méprisant la simplicité (« Helix »). Le plaisir est immédiat, c’est un plaisir utile et fonctionnel. On danse sur ces chansons ; elles nous accompagnent dans les villes ; on vit en elles : ce sont des lieux d’habitation, des lieux pratiques et conçus pour nous simplifier la vie.
On pourrait voir dans « Symeta », le sens du sacrifice de son auteur. Comme si, afin de permettre aux poulains de son label de se concentrer sur une musique exigeante et ardue, Olaf Bender avait accepté de composer des titres qui parleraient à tout le monde et qui ouvriraient la porte du label à ceux qui avaient peur d’y rentrer. Mais je crois qu’il est surtout la conséquence d’une recherche absolue du plus petit dénominateur du son Raster-Noton. Si l’on se met face à l’intégralité de leur production, ce n’est pas Alva Noto qui porte en lui l’identité de la maison, mais bien Byetone !
Plus « Symeta » avance, plus il est corrompu par un son live et par l’incursion de guitares électroniques (« Black Peace ») et de drones métalliques. On s’y sent comme dans une longue improvisation, comme si la composition, elle aussi, devenait superflue : la musique se jouerait dans l’instant et c’est tout ce dont elle aurait besoin pour survivre. Et puis tout d’un coup, ça ne s’arrête plus, Byetone oublie ses réflexions et se laisse embarquer par la musique comme un punk électronique qui veut taper à l’infini sur ses machines (influence de Suicide sur la deuxième partie de l’album). Peu à peu, les clics austères sont remplacés par une batterie au son plus humain, et à mesure que Olaf Bender gagne en humanité, il oublie sa philosophie, et c’est le « Comment faire plus avec moins ? » qui perd de son sens. Il ne réfléchit plus, il veut juste « faire ».