Avec « No Kings », Doomtree illustre parfaitement l’un des fondements du hip hop : le collectif. Toujours sur la brèche avec d’un côté ses cinq MCs (P.O.S., Dessa, Sims, Cecil Otter et Mike Mictlan) et de l’autre ses deux producteurs (Paper Tiger et Lazerbeak), ils s’assurent ici de toujours avancer unis dans la même direction : chaque morceau est tenu à minima par deux des Mcs, tandis que trois titres (25% du disque) voient se succéder l’intégralité de l’équipe.
Cette approche du groupe est d’autant plus significative qu’elle n’avait rien d’acquise et d’implicite : on ne peut pas dire que l’esprit du collectif coule dans les veines de Doomtree depuis le départ – confère ne serait-ce que le côté disparate de « False Hopes XV ». Non à l’origine Doomtree est, comme souvent en hip hop, une accumulation de fortes personnalités qui essayent de caser leur flow et leurs quotes non pas dans une optique de servir un morceau, mais dans une optique de se valoriser eux-mêmes. Lorsqu’on réécoute le premier album, on se dit que le crew de Minneapolis aurait pu ne jamais devenir l’entité qu’il est aujourd’hui. Comment sont-ils alors arrivés à cette unité ? Ont-ils été simplement motivés par la nécessité de se regrouper pour mieux régner ? S’agit-il d’une simple fusion afin d’additionner les compétences ? On pourrait effectivement le croire tant « No Kings » est, pour une fois, un album dont la somme est supérieur aux talents qui la composent. Mais je ne pense pas que tout cela ait pu être calculé ; il y a beaucoup trop de feeling dans des chansons comme « Team The Best Team » pour voir dans son titre une affirmation littérale. Non l’harmonie générée par la structure de Doomtree serait plutôt à chercher dans toutes ces collaborations, dans tous ces fils qui ont été tissés entre les différents membres tout au long de leurs albums solos ! Doomtree ne se définit pas par des concepts décidés, mais bien par les simples cheminements de la vie, et par la manière dont les amitiés se renforcent. Et puis à force d’être porté par des influences comme Fugazi, on doit forcément finir par être contaminé par cette soif des relations humaines saines et respectueuses ou l’autre est tout aussi important que soi.
Du coup, « No Kings » éclaire d’un angle nouveau le « 13 Chambers » de Wugazi (déjà signé Doomtree et plus spécifiquement Cecil Otter). On y avait basiquement vu un mélange entre l’évidence du flow hip hop et l’intransigeance des instrumentations du post-hardcore de Fugazi, pour un résultat qui synthétisait deux facettes de la musique revendicative. Mais aujourd’hui, je me dis qu’il s’agissait surtout de combiner l’esprit du collectif du Wu Tang à l’éthique de la bande à Ian MacKaye. En tout cas, plus que le mélange rap-rock, c’est avant tout cela qui me touche dans « No Kings ».
Il est d’ailleurs assez savoureux de voir comment le groupe a su éviter l’écueil de la fusion dans lequel tout le monde attendait qu’il se vautre : Lazerbeak n’impose pas les riffs qu’il compose chez Plastic Constellations ; P.O.S ne cherche pas à refaire le coup de « Never Better » et laisse Doomtree à l’écart de son projet punk Building Better Bombs. Chacun est à l’écoute des autres, sans essayer d’imposer sa patte ! Il n’y a pas de guerre d’égo, et, par comparaison, on devine une fois de plus combien l’égo aura fait du mal au rap. De plus, alors que l’esprit du collectif est propice à une entrée dans le rap game, Doomtree reste à la lisière des clashs. Seuls « No Way » et « Bangarang » contiennent encore un chouia d’envie d’en découdre ; mais rien de plus.
Rapidement, peu importe, rapidement, la qualité des chansons de Doomtree. On se fiche bien que tel titre soit un chouia convenu ou que, fatalement, l’album ne fasse pas avancer plus que cela la cause du hip hop. On s’en fiche parce que c’est avant tout l’esprit du collectif que l’on vient chercher ici ! L’esprit de la famille qu’on aimait chez le Wu, chez Anticon et chez Blowed. On se sent chez soi et on a l’impression de partager les mêmes valeurs ; il n’y a pas de distanciation à réaliser comme cela est le cas avec les derniers Kanye West. Ici les voix féminines n’ont jamais l’arrière-goût de ces incursions R&B qui pèsent sur les plus grands (« Beacon ») ; Dessa étant l’une des rares MCs capable de se rendre indispensable, d’être un contrepoids, bien éloigné d’un simple rôle de chœur (et encore il faut savourer ses vocalises ventrales qui soutiennent le spoken words de Cecil Otter sur « Little Mercy »).
L’esprit de la collaboration, on le retrouve également entre les deux producteurs Lazerbeak et Paper Tiger. Les instrumentations sont complexes, et l’on sent que rien a été composé dans son coin. Il ne s’agissait pas de jouer chacun son tour, mais bien en même temps, ajouter sa touche, sans rien détruire, avec d’un côté les frappes profondes de Paper Tiger (dans la continuité de celle de son « Made Like Us ») et les arrangements de Lazerbeak (dont les facilités avec les instruments à corde contribuent à étoffer la palette de la production). Alors, une fumée opaque s’échappe de « Punch-Out », on s’affale dans le canapé et on laisse tourner le bang ; on retrouve l’esprit de Cypress Hill et seuls les roulements de batterie, caractéristiques du son Doomtree nous rappellent que presque deux décennies ont passé depuis « Black Sunday ».
Au final, en s’éclipsant du rap game et en se focalisant sur le collectif, le groupe libère de l’espace et peut, dans la sérénité, se focaliser sur ses textes, de la métaphore à la poésie, en passant par la prise de position sociale. On parle de victoires et de défaites, de construction et de déconstruction ; on craint plus pour ses potes que pour soi-même. « Draw Blood, paint life, sculpt that clay, built that bridge (suffer and pleasure) / Got love, gotta write that way and filled that book from the gutter to forever ».