of Montreal, dans les pas de Bowie
A propos de l'album "Paralytic Stalks"
Kevin Barnes ne l’a jamais caché. Son modèle, son artiste préféré, son exemple, c’est David Bowie. Ils partagent le même regard clair, la même élégance frêle. Ils partagent une blondeur immaculée et artificielle, les cheveux fous sur des pommettes saillantes. Barnes et Bowie, c’est ce goût pour le déguisement, se travestir sur scène, s’emparer de personnages, se féminiser, créer l’ambiguité. Aucun doute là-dessus, Kevin Barnes s’imagine comme Bowie. Il veut être Bowie, il se l’est approprié à force d’épuiser ses Ziggy Stardust et ses Aladdin Sane. Mais parce que la copie simple ne l’intéresse pas, il y apporte sa culture, ses envies, ses défauts, et surtout, détail non négligeable, il arrive 30 ans après les adieux de Ziggy à la scène.
Les similarités dépassent l’apparence physique. Kevin Barnes a rêvé d’être Bowie toute sa vie. Pas étonnant qu’il se soit emparé de ses tics, de ces petits détails qui donnent à Bowie son charisme et sa grâce qui oscille entre puissance sexuelle et fragilité maladive. Même dans la façon d’aspirer les mots, dans la voix pure et quasiment féminine avec laquelle il chante, Kevin Barnes reproduit Bowie. La tête pensante d’of Montreal apparait alors comme le recommencement de la carrière d’un Bowie, qui viendrait d’Athens, Georgia plutôt que de Londres.
Autre ressemblance troublante, le rapport de Barnes aux femmes. Comme s’il n’avait jamais vraiment su se positionner, il alterne toujours entre cette haine des femmes et des souffrances qui vont avec, et cette fascination, cette dévotion trop forte pour exister. Les femmes le rendent flou, il s’efface parce qu’elles existent, mais il les déteste parce qu’elle l’empêche d’exister, lui, en tant que Kevin Barnes. Alors il devient femme. Il enfile jupes et robes, se maquille, se travestit de la tête au pied pour conjurer le sort, devenir cette figure qui le hante. De cette façon, il réussit enfin à fuir les grands espoirs, le trop-plein d’envie, les fantasmes les plus fous que l’idée même de femme sème dans son esprit. Il fait alors face à ses peurs de la gente féminine. Il écrit “it’s so embarassing to need someone like I do you” dans “The Past is a Grotesque Animal”, mais se reprend plus tard avec un “you marginalize me, you sabotage me, go away, you’re a bad thing, miserable thing” dans “Famine Affair”. Kevin Barnes s’enferme alors dans son personnage ambigu, cet espèce de grand guignol qui cite George Bataille à tour de bras, qui danse sans cesse. Comme Bowie avait semé l’ambiguïté, Barnes s’est mis en scène. Le concept l’a dépassé. Il est devenu une bête de foire, à s’exhiber nu sur scène, à se barder de déguisements. Sauf que Bowie, lui, a su se défaire de son concept, il a su tuer Ziggy, le suicider d’un coup, sur scène, un soir de juillet 73, à l’Hammersmith Odeon.
Barnes persiste et signe dans Paralytic Stalks, comme s’il n’avait pas la force d’enfin sortir de son personnage. Il continue d’écrire ses sombres paroles sur des airs trop faciles, il continue de mettre les mélodies sucrées au devant, avec l’idée qu’elles cacheront sa déprime et sa hantise, qui s’exprime par chacun de ses mots. Il l’a toujours fait, et il continue. Le ton grave de “Gelid Ascent” n’est qu’un leurre, et la danse reprend vite le dessus. A partir du moment où il a découvert que son concept fonctionnait, qu’il s’y sentait bien, il s’y est attaché. Il continue de raconter qu’il se déteste, qu’aimer sa femme le fait souffrir, que l’humanité ne le comprend pas, il continue de coller des choeurs et des refrains sautillants pour faire semblant. C’est une grande mascarade, Barnes est un menteur comme Ziggy l’était. Bowie n’a jamais été réellement Ziggy. Il l’est devenu une fois qu’il l’a créé. C’est le personnage de Ziggy, au charisme démesuré (« he could lick them by smiling », quand même) qui a donné à David Bowie son aura. Ce sont les déguisements d’of Montreal qui ont créé Kevin Barnes. Plus que les mélodies accrocheuses, of Montreal existe et plaît parce qu’il y a Kevin Barnes, figure magnétique et fascinante. C’est son malaise et la façon dont il l’exprime qui donne à son groupe une telle puissance. Autrement dit, c’est la victoire de l’imposture du concept.
Mais, là encore, comme Bowie, le concept n’est pas vide. Il n’est pas gratuit. Il est né d’une réalité déjà disséquée et analysée : la dualité peur/fascination de Barnes. Bowie a créé Ziggy pour exalter sa personnalité, Barnes a fait of Montreal pour exhumer ses démons et conjurer son mal-être. Impossible de se défaire du mythe romantique de l’artiste dépressif, du génie fou ou qu’importe. Mais derrière chaque note, chaque syllabe de Barnes, il y a une vraie envie. Il veut dépasser ses tourments, avec sincérité. Souvent, il utilise sa pop pure et assumée, complètement niaise, sur laquelle il colle ses idées noires. Mais parfois, il y a l’autre part de Barnes, celle qui est immergée qui se découvre. Celle que l’on n’a jamais envisagée, trop sûr qu’il n’était qu’un concept qui ronronnait. Ces instants de grâce sont rares, mais toujours là, disséminés dans sa discographie. Kevin Barnes glisse toujours une minute à vif, une minute où il est seul, à se dépecer. On voit alors le vrai Barnes, celui qui a fait naître le concept pour se cacher, qui enlève son masque et son maquillage. Il le faisait sur “Touched Something Hollow” sur Skeletal Lamping, sur quelques inédits comme “Feminine Effects”. Sur Paralytic Stalks, c’est une minute précise, à la fin de “Wintered Debts” qui fait naître la vérité :
It’s hard to sympathize with those that won’t fight for themselves.
I can’t hold both our faces off the flames much longer.
The child of our struggle is free.
I’ve fallen out of love with the prisoner.
Le constat est toujours aussi amer. Kevin Barnes abandonne, encore. Parce que les autres ne se battent pas aussi fort que lui, pour sauver ce qui existe vraiment, il laisse tomber. Il se sent prisonnier, alors que la naïveté et la fougue se sont envolées. Il l’exprime ouvertement, une fois seulement, l’espace de cinq lignes. C’est le “if I could only make you care” du “Rock’n’roll Suicide” de Bowie, c’est l’impossibilité de Barnes de croire à la vie à deux, même après 11 albums à s’analyser et à se disséquer. Alors il danse, et maintenant, advienne que pourra.