2011 s’est avérée être une année majeure pour le rap US. D’où qu’ils viennent, plusieurs projets sont venus bousculer les acquis, remettre en cause les positions ou affirmer de nouveaux acteurs impliqués dans une démarche de reconnaissance plus large ou de énième confirmation d’un statut maintes fois challengé mais peu égalé. Plus que des disques, en réalité, la scène de théâtre s’est vite trouvée surchargée par un grand nombre de personnages hauts en couleurs, de costumes et de rôles très marqués empruntés par de nombreuses figures singulières défendant chacune une vision de leur musique, ramenant un peu de vie au sein de cet édifice qui n’attendait que d’être secoué de la sorte pour retrouver une nouvelle jeunesse. Autant dire que 2012 aurait mécaniquement du mal à s’aligner, afin de laisser aux protagonistes un moment de latence entre deux projets, en coulisses, pour faire mûrir idées, convictions et nouvelles directions.
Parmi ces personnages singuliers, Nayvadius Wilburn a.k.a. Future est sûrement l’un de ceux pour qui 2011 restera comme le grand tournant de la carrière, tant artistiquement qu’en terme d’exposition médiatique. En à peine deux ans d’activité, le natif de Decatur, Géorgie, est passé du statut de rappeur/chanteur en devenir à celui de comète d’un rap différent qu’il défend bec et ongles, avec à propos, et ce depuis ses premières tapes. Pas moins de 4 tapes estampillés Future, dont l’éminente “Free Bricks” réalisée en compagnie de Gucci Mane et Dj Scream (au sujet de laquelle les avis sont unanimes bien que je demeure tout à fait circonspect face aux qualités réelles de cette collaboration mais passons…) qui auront marqué l’année, de manière mécanique, sans jamais faiblir. Un plan savamment préparé avec, en guise de point d’orgue, la signature annoncée en septembre dernier d’un deal avec Epic, subdivision du géant Sony, concrétisée par la sortie dans la foulée du dernier projet pour 2011, “Street Callingz”. Une généreuse couverture médiatique fera passer Future dans la cour de ceux qui peuvent aspirer à devenir grands s’ils sont capables de renforcer ce qui les singularise. Et Future ne va pas se faire prier pour pousser plus loin ce qui le distingue de la masse de ceux qui veulent se partager le gâteau : cette manière qu’il a de dresser des ponts intelligents et captivants entre rap et pop, tout simplement.
Aussi, 2012 va commencer comme s’est achevée l’année écoulée, avec en ligne de mire la sortie de son tout premier LP officiel, “Pluto”. Originellement annoncé pour janvier, la sortie est repoussée pour faire la place à une nouvelle tape, “Astronaut Status”, qui va inaugurer la nouvelle lubie de Future: l’espace (physique / psychique). Bien que très inégale et sans réel énorme tube venant tabasser l’auditeur dés les premières écoutes, “Astronaut Statuts” est une introduction toute trouvée à ce qui va suivre. D’autant qu’entre temps, c’est ‘Tony Montana’ qui sort en single et qui fait le tour du monde à la vitesse de la lumière. Véritable ‘street anthem’ dans tout ce qu’il peut avoir de clichetonneux, de volontairement exagéré (Drake en G absolu? Allons) et d’addictif, ‘Tony Montana’ introduit le futur “Pluto” par une claque qui doit beaucoup à la production sous tension de Will-A-Fool et à l’apparition d’un Drake plus tranchant que jamais. Un coup de maître suivi de près début 2012 par ‘Magic (Remix)’ et ‘Same Damn Time’ (déjà présent sur “Street Callingz” mais clipé pour l’occasion), un trio de singles plus que prometteurs qui positionne d’emblée “Pluto” sur une rampe de lancement à destination du Soleil.
A quel moment Future a-t-il décidé de quitter la Terre et de partir loin dans le cosmos ? Difficile de le dire précisément. Après avoir arpenté les rues d’Atlanta sur ses mixtapes et s’être construit un début de carrière exemplaire, Nayvadius Wilburn a entamé 2012 le cul posé sur une rocket, enfilant sa combinaison de space cadet pour faire profiter de ses talents à ceux qui pourraient avoir l’esprit assez ouvert pour le suivre très loin du bitume; du moins en partie. Être si près du Soleil en permanence ; c’est sûrement pour ça que Future conserve ses lunettes noires en permanence, où qu’il aille, quoiqu’il fasse. Si loin de la ville où il a grandi, Future s’est construit très classiquement, en rendant hommage à ce qui l’entoure, la rue et tout le folklore sudiste. Et en matière de folklore, les environs sont, depuis les années 90, le territoire d’un collectif emblématique du rap US: la Dungeon Family. Cousin de Rico Wade, un tiers du super trio de producteurs 90’s Organized Noise (TLC, Outkast, Goodie Mob…toute la Famille est passée entre leurs mains), Future conserve dans sa musique cette approche rap étrange, jamais totalement académique mais conservant constamment un lien très fort avec la rue, tout en la projetant vers d’autres dimensions. Future, lui, a décidé d’arracher le bitume et de l’emmener avec lui sur la Lune, pour continuer de trainer dessus en lâchant ses raps et ses refrains entêtants. Un voyage très simple à entreprendre; encore faut-il être équipé d’un esprit capable de passer du rap le plus dur à une approche pop subtilement désaxée sans en prendre ombrage. L’exigence pour entrer complètement dans “Pluto”.
Future est un personnage singulier, bien plus complexe que ce que son image peut laisser transparaître de prime abord. Difficile de comparer sa musique à qui que ce soit, bien qu’elle entretienne des liens évidents avec les grands modèles de ces dernières années; Lil’ Wayne ou le Kanye d’un “808…” par endroits, en tout premier lieu. Plus que ça : Future parvient à démontrer que l’utilisation subtile de l’autotune peut s’avérer judicieuse lorsqu’il s’agit d’explorer une esthétique musicale différenciante. Sans tomber dans le dégoulinant; un exploit en soi qui demande à ce que l’on creuse un peu plus loin encore. Car Future, en réalité, réalise un travail très intéressant sur sa voix, faisant évoluer son flow et son chant pour en démontrer toute l’étendue. Pas si étonnant que ça de le voir allié à Drake, autre artiste démontrant à sa façon qu’il est possible d’allier pop et rap et de rendre leur cohabitation cohérente dans un univers dédié.
Mais Future entretient de manière plus efficace encore cette contradiction en poussant toujours plus loin les distorsions qui se créent en faisant se juxtaposer une emphase pop totale de certains morceaux (‘Straight Up’) et une dureté minimaliste mais prenante (‘Long Live The Pimp’, ‘Homicide’) sans que l’un ou l’autre ne semble réellement hors-contexte. Et puis cette capacité qu’il a de créer des tubes absolus est réellement admirable. ‘Turn On The Lights’ en tête, un hymne incroyable à la fille de ses rêves qui nous transporte très loin, ce refrain entonné par la voix jamais vraiment en place d’un Future qui ouvre son cœur sans jamais sonner niais. Une réussite totale qui doit beaucoup à la production du morceau ; comme l’ensemble de l’album d’ailleurs.
Une véritable cohérence musicale se dégage de “Pluto”, et c’est ce qui en fait aujourd’hui évidemment le travail le plus abouti de Future. Le rappeur a su dépasser le cadre de la tape fourre-tout pour organiser ses idées et les dérouler intelligemment sans jamais renier une seule facette de sa musique. Cette utilisation pertinente des synthés accolée tour à tour à des hymnes habillés de samples dignes de stades géants ou à des balades pop entêtantes donne à l’album une couleur reconnaissable entre mille qui colle à la perfection au style de voix/chant de Future. Une réussite d’autant plus notable qu’une douzaine de producteurs a été conviée sur le disque et que maintenir un bloc cohérent de bout en bout dans ces conditions n’est évidemment pas à la portée de tous. Au final, aucun véritable accroc sur “Pluto”, chaque morceau se ménageant son espace d’expression sans jamais sonner comme un temps faible véritable (à l’exception d’un ‘Neva End’ un peu plat et ronronnant peut-être, très Drakien dans l’esprit d’ailleurs). Quelques sommets évidents tout de même, ‘I’m Trippin’, ‘Magic (Remix)’, même le minimaliste mais rudement bien fichu ‘Parachute’ en compagnie d’un R-Kelly plus à sa place que jamais dans ce rôle d’un séducteur aux abois.
Future réussit le double pari de proposer un album de très bonne facture, confirmant son habileté à allier efficacement ce positionnement rap différent, que la pop vient nourrir sans jamais sonner comme un gadget dispensable, tout en conservant ce qui a fait sa singularité jusque là et en la poussant plus loin encore. “Pluto” comme une espèce de version plus en ligne avec les thématiques du Sud d’un “808s & Heartbreak”, légèrement updaté pour le faire entrer dans un cadre propre à Atlanta et ses environs. Un LP qui doit faire réfléchir l’auditeur sur sa propre acceptation d’une musique, quelle qu’elle soit : sous ses airs de rappeur basique, Future est en réalité capable de passer d’un univers à l’autre de manière tout à fait évidente. Le rap est d’ailleurs entré dans cette phase de maturation plus qu’excitante où il est possible d’enfin cumuler science du tube et densité esthétique sans jamais sonner comme un imposteur.
Car “Pluto” n’est rien d’autre qu’un album de Future, impossible de dire autre chose. Le feeling qui s’en dégage, cette voix, cet univers, tout est là, évident. Et s’il n’est pas à proprement parler parfait de bout en bout, s’il manque de réelles surprises, s’il ne parvient pas à élever le débat un degré plus haut comme on peut l’espérer, “Pluto” est la confirmation que Future est aujourd’hui prêt à passer un cap. Nous le savons aujourd’hui capable de rassembler ses idées et de les illustrer avec pertinence sur 55 minutes de musique sans trop en faire. Quant à savoir s’il sera capable d’aller plus loin sans perdre en chemin ce qui fait sa personnalité dans cet entre-deux pop-rap bâtard et instable, c’est ce qui fera la différence entre lui et les autres et l’installera définitivement dans la durée. Pour le moment, on prend plaisir à le suivre dans son délire subtilement cosmico-kitsch et assez dur par endroits pour ne jamais oublier de redescendre sur Terre prendre une nouvelle rasade de syrup et remonter aussi sec.
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