Justin Broadrick et JK Flesh, l’avancée dans le chaos
A propos de l'album Posthuman de JK Flesh
Cette machine ne s’arrêtera donc jamais ! Et ses mouvements resteront pour l’éternité imprévisibles. Pendant longtemps, on s’est interrogé sur cette soif créatrice que Justin Broadrick n’arrivait jamais à étancher – lui l’homme qui compose plus de chansons par an que certains dans toute une vie – pour finalement accepter qu’il n’avait rien d’un travailleur acharné, que la production musicale était pour lui plus un état qu’un acte prémédité. Sans que la volonté n’entre en compte, il absorbe les sons, les laisse germer en lui et se retrouve fatalement in fine obligé d’en tirer quelque-chose. Ce n’est pas une éponge musicale à proprement parler et encore moins un touche-à-tout qui s’éparpillerait inutilement, c’est juste que chaque sonorité qui accroche son oreille déclenche automatiquement un besoin inconscient d’intégrer celle-ci à l’univers Broadrick.
Parler d’univers Broadrick après toutes ces années, c’est à la fois complètement naturel et en même temps un peu étrange vu que l’homme aura lorgné aussi bien du côté du métal et de l’indus, que de la noise, de l’electro, de l’abstrackt et du hip hop. D’autant plus que l’on ne peut cacher ses impressions derrière une hypothétique labélisation des sons par Broadrick : il ne s’approprie pas les choses pour les tourner à sa sauce, c’est plus qu’il les fait cohabiter avec son esthétique habituelle sans avoir la prétention de systématiquement les pervertir.
Sur Posthuman, premier album publié sous le nom de JK Flesh, pseudonyme que lui avait trouvé Kevin Martin à l’époque de Techno Animal et qu’il utilise depuis dès qu’il se lance dans des titres purement electro, Justin Broadrick construit initialement ses morceaux sur des bases drum & bass avec quelques recours modérés aux gimmick dubstep. Ce n’est qu’ensuite, sans triturer la matière première, qu’il va ajouter les couches de guitares et des voix d’outre-tombe qui transformeront des chansons tout à fait à même à passer en club en des monstres de noirceur. Mais ce qui plait, c’est qu’il ne s’agit pas d’une métamorphose, mais bien d’une cohabitation. Posthuman ne joue jamais la carte du cynisme. Justin Broadrick n’est pas là pour souligner combien la musique originelle est creuse et conventionnelle, et combien il arriverait, lui, à la transformer en quelque-chose d’excitant. Non, comme souvent chez lui, il faut prendre les choses au premier degré : il a toujours affectionné la drum & bass, comme il a toujours aimé le minimalisme ou encore le hip hop de Public Enemy et des Beastie Boys. Sans faire dans l’hommage, il a eu besoin de s’en servir comme fondation.
Evidemment, le résultat est un projet hybride composé de chansons qui tournent à 140 bpm et qui sortent complètement le dubstep de son carcan, un peu à l’image du Isam d’Amon Tobin et du Avenger de Hecq. Mais encore une fois il n’y a pas d’intentions cachées derrière, JK Flesh est là pour la rage qu’il va extérioriser et non pour la démarche, alors que, selon moi, Amon Tobin et Hecq venaient avant tout pour marquer leur territoire et montrer combien eux savaient rendre un style intéressant.
Car oui JK Flesh, c’est avant tout un truc à cracher et de la haine en solitaire ; c’est rester isolé dans son studio du nord du Pays-de-Galles et n’en sortir que pour partager un peu de temps avec les siens (Justin Broadrick est jeune papa). Un truc à cracher ? Encore ? Cette rage, elle interpelle parce que nous étions nombreux à penser que Justin Broadrick en avait fini avec la violence et l’agressivité. Je me souviens avoir dit d’Ascension, le dernier album en date de Jesu, qu’il était l’aboutissement de son désir de livrer sa vision personnelle de la pop. C’était pour moi l’album où sa misanthropie alternait dans un équilibre parfait entre ses deux facettes : la misanthropie dépressive, celle du repli sur soi, et la misanthropie combative, celle qui veut tout détruire. Alors qu’en réalité (et j’aurais dû à l’époque déjà le réaliser), il n’y a chez Broadrick ni but, ni parcours, ni logique. Chercher un sens précis à son évolution, c’est se confronter à un parcours truffé de chemins de traverse et de portails temporels. Aucune affirmation ne peut-être exacte, car il y a toujours au moins une de ses chansons qui viendra la contredire ; tout en étant encore au début de sa carrière, Broadrick a déjà tout fait. Même avec la meilleure volonté du monde, il m’est impossible de retracer toutes les résonnances qui existent entre ses différents projets à savoir : Final, Fall of Because, Napalm Death, Head of David, Godflesh, Sweet Tooth, God, Techno Animal, Ice, Solaris B.C, The Sidewinder, Youpho, White Viper, Krackhead, The Curse of the Golden Vampire, Tech Level 2, Saskwatch, Cylon, Zonal, Jesu, Greymachine, J², Council Estate Electronics, White Static Demon, The Blood of Heroes, Pale Sketcher, Valley of Fear et donc JK Flesh (soit pas loin d’une trentaine de groupes où se côtoient aussi bien Alec Empire que Jarboe ; certes on compte ici aussi les projets morts-nés).
Du coup, on peut dire tout et son contraire sur JK Flesh sans risquer de se tromper :
– JK Flesh mélange la rugosité de Godflesh et le goût pour l’ouverture de The Blood of Heroes.
– JK Flesh permet à Broadrick de retrouver simultanément les sensations liées à Godflesh et à Techno Animal (« I definitely missed working on Techno-Animal and Godflesh material; this JK Flesh project has given me an excuse to almost merge the two and bridge the gaps that existed between the two projects » raconte Broadrick).
– JK Flesh est une version drum & bass des travaux entammés avec le Love And Hate In Dub de Godflesh.
– JK Flesh est une réaction à la pureté de Jesu et à l’apaisement apporté par ce disque.
– JK Flesh est une réponse au manque de violence ressenti par Broaderick (« I think i’ve been frustrated for some time having very little avenue for expression of anger, hate and general misanthropy and now i have a few perfect avenues with JK Flesh » confesse-t-il).
– JK Flesh poursuit le travail entamé sur Greymachine. De par son aspect monolithique et sa structure de son, il n’en est qu’une version en solitaire (c’est d’ailleurs en réalisant que certains de ses vieux travaux solos n’étaient pas si éloignés de Greymachine que Braodrick aura l’idée de lancer JK Flesh).
– JK Flesh est le pendant sombre de Pale Sketcher (« Pale Sketcher is this sombre, melancholic electronica thing, and JK Flesh is the angry, hateful, disenchanted side of what I do with electronic beat-driven, bass-driven music » affirme-t-il).
On pourrait continuer longtemps comme ça, car oui JK Flesh approfondit l’expérience d’une moitié de sa discographie, tout en se positionnant comme une réaction antagoniste à l’autre moitié. Au final, ce que Justin Broadrick cherche à nous dire (et c’est peut-être ce qu’il a toujours voulu dire), c’est que chacun de ses projets doit être pris avec un regard neuf sans aucune mise en perspective. Si les passerelles existent bien (d’ailleurs des riffs écrit initialement pour JK Flesh pourraient bien se retrouver sur un prochain Godflesh), chercher à comprendre leur mode de fonctionnement n’éclaire au final en rien sur la compréhension de son œuvre. Il est rare de voir un artiste qui vit dans une telle ébullition permanente que toute mise en perspective devient inutile.
Ce chaos, cette manière de jouer perpétuellement des continuités et des oppositions, on les retrouve au sein même de Posthuman : à chaque fois que la chaleur d’une basse irrigue un morceau, un son strident vient réduire à néant l’harmonie créée ; à chaque fois qu’une nappe décolle, des beats aiguisés lui coupent les ailes en plein vol ; à chaque fois que la rythmique ordonne aux jambes de bouger, elle se fait compresser par la lourdeur des guitares. Et à l’inverse, à chaque fois que le disque risque de sombrer dans la pure violence, il y a une mélodie, un synthé subversif ou une boucle enthousiasmante qui nous ramène vers la lumière.
Posthuman fait de sa bâtardise sa force. C’est un album trop renfermé sur lui-même pour affoler les pistes de danse, et, en même temps, trop ouvert sur des émotions futiles pour convaincre les puristes ; et c’est dans cet interstice où son indus-metal de club prend cette dimension d’une noirceur lumineuse, soufflant ainsi brillamment le chaud et le froid, qu’il trouve ainsi son salut. Ce n’est pas un combat entre l’homme et la machine, mais plus une répartition judicieuse des tâches où les deux parties sortent grandies. Alors qu’il s’affiche clairement comme un album électronique – signature chez 3by3 et recours au pseudo JK Flesh – la nature profonde de Posthuman est toujours remise en cause. Et c’est cette remise en cause permanente qui assène le doute et crée l’intérêt.
Malgré la collusion perpétuelle des genres, JK Flesh ne fait jamais dans le gloubi-boulga sonore qui cacherait sous le terme « mur du son » ses failles en matière de composition. Au contraire, la production de Posthuman laisse une place prépondérante aux détails faisant de ce disque sale à l’intérieur un objet que l’on peut pourtant manipuler en toute quiétude. Oui le seul dénominateur commun que l’on peut exprimer à l’égard des œuvres de Justin Broaderick, c’est peut-être ces productions très propres qui permettent d’entrevoir avec encore plus de dégueulasserie la noirceur de l’ensemble.
Dans cette quête effrénée et sans fin, entre continuité et réactions opposées aux projets précédents, Justin Broaderick semble toujours rechercher l’étincelle qui lui permettra de dissoudre son obscurité personnelle, mais à peine la lumière est-elle revenue que le voilà déjà ébloui et lassé par tant de soleil. Et alors reprend le cycle infernal qui se répétera ad vitam aeternam.
>> Références
– Bleep Interviews JK Flesh
– Playing favourites: Justin Broadrick par Holly Dicker sur Resident Advisor
– Extreme Language: An Interview With Justin K. Broadrick par Joseph Burnett sur The Quietus
– Justin Broadrick, le stakhanoviste de Birmingham par (The) Aurelio sur W-Fenec